La voie des Maritimes: Coach and Sleepers

12 avril 2020 Non Par Laurence_Baribeau

 

Avant-propos

En août 2019, pendant les vacances, Chéridoux et moi — Chéridouce ! — avons eu la chance de séjourner à Halifax et d’en explorer les environs, notamment Fisherman’s Cove et Saint Margaret’s Bay dans le South Shore.  

Il va sans dire que nous avons adoré ce voyage où nous avons pu nous repaitre pleinement de l’air marin de l’Atlantique Nord. 

En effet, nous nous sommes baignés tout notre soûl malgré l’eau frette, et ce, parmi les crabes, sans en écraser aucun. Aussi, comme tout bon touriste en provenance du continent — la Gatineau —, nous en avons profité pour nous goinfrer de fruits de mer à s’en péter la panse et n’avons pas manqué de déguster les bières locales. Mais surtout, nous avons joui de l’hospitalité et de la disponibilité de notre amie Cristal qui nous a guidés et nous a permis de découvrir autant de lieux à l’atmosphère conviviale. 

Pour nous rendre à Halifax et en revenir, nous avons emprunté la voie des Maritimes, un trajet-phare de la compagnie ferroviaire canadienne Via Rail. Autrefois appelé l’Océan, ce trajet de presque 24 heures entre Montréal et Halifax est le plus vieux train de passagers en Amérique du Nord. 

Nous avons voyagé pour l’aller et le retour dans deux classes différentes, ce qui fut une bonne idée, car ainsi nous avons pu vivre deux expériences uniques.

À l’aller, nous étions bien installés dans nos grandes chaises inclinables de la classe Économie plus (Coach) tandis que pour le retour nous avons pu jouir du confort et de l’intimité d’une cabine Renaissance avec douche (Sleepers).

Ce sont ces deux récits : Coach and Sleepers, que je veux partager avec vous.

Qui sait ? Cela pourrait vous inspirer à entreprendre vous-mêmes ce périple ferroviaire dans l’est du Canada.


Coach



 

L’allée

Mercredi 7 août 2019


Le train qui doit nous embarquer pour Halifax part ce soir le mercredi 7 août à 19 heures de la Gare Bonaventure à Montréal. Nous devons nous y rendre ! L’aventure commence maintenant tandis que nous quittons notre nid douillet de la rue Nobert pour sauter dans un taxi vers la Station centrale d’Ottawa où nous prendrons l’autobus voyageur Greyhound de midi.

Y’a rien comme faire un p’tit boutte de route avant d’en faire un long boutte, n’est-ce pas ?

Nous avons hâte ! 

Le choix d’un périple en train pour nos vacances en couple n’est pas anodin. C’est un rythme qui nous enchante tous les deux depuis que, jeunes amoureux, nous étions revenus d’une rencontre familiale au Saguenay en empruntant une des routes aventures de Via Rail : le trajet Jonquière-Montréal. En effet, c’est dans ce train, un beau dimanche de canicule, le 26 juin 2016, que nous avons appris à nous connaitre. C’est dans ce train qui défilait lentement, très lentement, puisqu’on avait ralenti sa cadence à cause de la chaleur excessive — normes du travail obligent ! on ne voudrait pas que les cuisiniers étouffent —, que nous avons pu observer nos tempéraments. Bref, nous étions arrivés à destination douze heures plus tard au lieu des dix prévues, le popotin en compote, mais le sourire aux lèvres, sans nous être vraiment ennuyés. Comment se languir, de toute façon, sur cette route parsemée de lacs et de rivières qui traverse les terres sauvages de la Haute-Mauricie ? À la sortie, on s’était dit « Coudonc, on peut en prendre bien plus ! » Et l’idée des 24 heures de la voie des Maritimes a germé. 

Arrivés au terminus d’autobus de Montréal vers 14 h 30, nous choisissons le café Hookah sur la rue Saint-Denis afin de passer le temps avant l’embarquement. Autour d’une bonne bière, d’une copieuse assiette de nachos et d’une shisha, nous rêvons des milles à venir. « Qu’est-ce que tu vas faire dans le train, toi, Chéridoux ? » David me répond « Je compte me rattraper dans mes cours en ligne et écouter de la musique. J’aimerais aussi travailler sur mes playlists. Et toi ? »  « Moi, je veux lire. J’ai si rarement l’occasion de le faire, désormais. Alors, j’ai emporté 5 petits romans. Beaucoup de choix. Peu de pages. » « Cool ! » s’exclame David. 

Nous sommes bien équipés pour faire de ce périple un voyage dans l’imaginaire. C’est nos vacances, après tout. Chacun veut profiter du temps libre pour nourrir ses passions trop souvent mises de côté par le STO-boulot-dodo.

Vers 17 heures, on se dirige vers le métro de Berry-UQAM. Près de la pastille, par pur hasard, on croise Robinou, un ami. Il revient du travail et emporte une bouteille de vin et des steaks pour festoyer avec son conjoint Juju. 

— Hé ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous venez d’arriver ?

— Oui, puis on repart !

— Hein ? Vous allez où ?

— Halifax !

— Comment ?

— En train !

— Oh… Vous partez en voyage !

— Oui.

Ça nous fait chaud au cœur de croiser un ami. C’est un bon présage. De plus, dire qu’on est « en voyage » nous procure un frisson d’excitation et nous permet de ressentir la réalité de l’aventure. La magie commence !

Nous arrivons dans le hall lumineux de la Gare Bonaventure vers les 18 h. Nous nous joignons aux nombreux voyageurs qui font déjà la queue dans la Salle des pas perdus. En attendant l’embarquement, on observe la grande fresque historique qui tapisse les quatre murs de la gare en illustrant la vie des Canadiens des quatre coins du pays. 

Un peu avant 19 h, on contrôle nos billets et nous descendons l’escalier qui nous mène au quai. Puis, on traîne nos bagages jusqu’à la voiture 5.

Nous sommes en classe Économie plus, car il ne restait plus de place dans la classe Économie tout court lors de la réservation. Toutefois, on n’a pas vraiment lu ce que ça comprenait de plus, alors, on est curieux. Quand on trouve nos sièges, on est heureux de constater qu’on a droit à un emplacement en tête de wagon. Il n’y a personne devant et nous avons une énorme table sur laquelle on aura tout le loisir d’éparpiller nos affaires et sous laquelle on pourra s’allonger les jambes. On se regarde : ce sera donc ici que nous passerons les prochains 24 h ? 

Après avoir déposé nos bagages — moins un sac de voyage avec l’essentiel — sur des étagères à l’arrière de la voiture, nous prenons place sur les fauteuils. Chéridoux commence côté fenêtre, je serai du bord de l’allée.

Je suis très excitée. Je dispose soigneusement mes livres, ma tablette et mon carnet sur la table. Ce sera mon terrain de jeu. J’ai déjà hâte de mille choses ! Comme de me lever et d’aller explorer, mais il faut attendre qu’on parte. Je m’occupe en regardant « en bas », sur le quai, les voyageurs qui arrivent et les employés qui circulent et donnent des consignes en faisant des gestes dynamiques. Je fouille aussi dans le porte-revue et parcours la brochure avec les informations sur notre trajet.

Le moment du départ arrive. Tout le monde est assis. Le contrôleur est au poste, debout, bien droit, en tête de voiture. L’atmosphère est solennelle. 

Un bruit. Une secousse. Ça y est ! Le monstre de fer se meut. On bouge ! 4 petits coups de sifflet : Tchou Tchou Tchou Tchou ! On décolle !

C’est alors que la Voix parle. La compagnie Via Rail nous souhaite la bienvenue à bord. On nous donne des instructions de sécurité et autre. Je note surtout les gares où l’on pourra sortir se dégourdir les jambes : Sainte-Foy, Campbellton et Moncton. 

C’est parti mon kiki !

Quand le contrôleur passe à mes côtés, je m’adresse à lui :

— Pardon, monsieur le contrôleur, au sujet des arrêts…

— Contrôleur ?

Il me regarde, un peu incrédule.

— Oui, contrôleur ? C’est bien comme ça que vous vous appelez, non ?

— Non, on ne s’appelle pas comme ça !

Il a un petit rictus. Il se moque de moi. 

— Comment vous appelez-vous, alors ? Demandé-je, gênée.

— On m’appelle Guy.

— Heu… OK, Guy ! Au sujet des arrêts, vous dites qu’il n’y en aura que trois et il faut aller à la porte juste devant, là ? 

— Oui, trois arrêts, mais vous pourrez probablement aussi sortir à Miramishi, et oui, la seule porte où vous pourrez sortir c’est ici, à la porte du wagon cinq.

Je me dis qu’on est tombé dans le bon wagon. Impossible de manquer les arrêts, l’attroupement sera juste devant nous !

Je veux sortir et profiter des pauses parce que j’aime marcher — bouffer — ce que je peux des paysages.

— OK, merci, Guy !

— Il n’y a pas de quoi !

Bon. Guy n’est pas un contrôleur. C’est drôle que j’aie fait ce lien. J’aurais fait trop de FLE ? C’est mon job, après tout. Dans les manuels de français langue étrangère, dans les situations de train, le passager rencontre toujours un contrôleur qui vient vérifié si son ticket est composté. Ouf. Autre pays, autres moeurs, autre vocabulaire. Vive les vacances !

Cette anecdote m’inspire un nouveau projet : découvrir les mots de ce train afin d’être en mesure de mieux décrire mon expérience. 

Le temps est venu de se lever. Tout de go, je me dirige vers l’espace-lounge pour acheter des bières. Il faut bien baptiser ce train-là ! J’ai plusieurs voitures à traverser pour y arriver. C’est le fun de pouvoir faire une promenade dans un moyen de transport ! Je remarque rapidement qu’il y a un rituel de politesse avant d’entamer le passage. On doit prendre le temps de regarder si quelqu’un s’y est déjà engagé, sinon, puisque le corridor est étroit, quand on croise quelqu’un, s’ensuit une petite danse — Qui passe à gauche? Qui va à droite ? Toi ? Moi ? Oups ! — et il faut se rentrer le ventre et les fesses pour se contourner sans se frotter. Mais, ça ne fait rien, j’aime prendre des pauses dans les vestibules, entre les voitures, où on peut entendre le crissement des rails et les cliquetis des articulations de fer qui tiennent les wagons ensemble. Je ne suis pas pressée.

C’est un jeu de mots bien simple, mais dans le train tout nous transporte, nous emporte, nous porte. Le dedans : ce dans quoi on se trouve, ce avec quoi on doit composer pour 24 h. — Cool, les toilettes ne puent pas, chéri ! — . Et le dehors : les paysages et les visions qui se succèdent et se renouvellent sans cesse. — Tiens, un vieux poteau indicateur avec des panneaux fléchés ! … Oh, un champ de blé dingue ! … Oh ! —

J’ai l’impression d’avoir tellement de temps libre devant moi que je m’attarde sur tout.

En traversant les voitures, je passe devant quelques cabines de Sleepers. La plupart ont la porte fermée, mais je note quelques-unes entrebâillées ou même grandes ouvertes. C’est le cas de la porte de la cabine d’un jeune homme avec qui je croise le regard. Ah ouais, il y en a qui ne sont pas gênés ! Je me demande ce que ça veut dire : ils aiment voir l’action dehors, ils aiment que l’air circule, ils sont ouverts aux rencontres ? 

Le lounge est déjà rempli à craquer. C’est le seul endroit dans le train où l’on peut avoir accès au wifi de Via Rail. Beaucoup de jeunes — fuyant leurs parents ? — ont pris leurs aises dans les grands fauteuils en cuirette rouge. D’autres sont carrément assis par terre, en indien. Ils jouent sur leur téléphone ou sur leur ordinateur portable. Quelques personnes plus âgées prennent l’apéro et socialisent. Il y a aussi une grosse file pour accéder au comptoir de services où c’est possible d’acheter des boissons, des repas et des collations. Nous ne prévoyons pas acheter de nourriture pendant ce voyage puisque j’ai fait des lunchs pour 24 h. Nous ne comptons pas non plus utiliser cet endroit pour l’internet étant donné qu’on a investi pour l’occasion dans un forfait de données illimitées sur nos cellulaires. Je fais la queue pour des Alexander Keith, bière néo-écossaise ! C’est interdit d’amener sa propre boisson en Coach. Il faut l’acheter. Au retour, en Sleepers, on pourra amener tout ce qu’on veut. Pour le moment, on profite de la sélection offerte.

En revenant, je croise ce qui m’apparait être un groupe de jeunes amish. Ça me surprend — leurs habits me surprennent — et je les dévisage. Ils me sourient en retour. Je fais de même et je passe mon chemin. Même à l’intérieur du train les jouvenceaux portent un chapeau de paille aux larges bords et les jouvencelles leur humble bonnet blanc. Après les jeunes scotchés sur leur écran de la voiture-lounge, l’image de la très jeune fille qui s’occupait à écrire à l’encre bleue dans un carnet aux pages jaunies me charme et me rappelle que j’ai hâte de retrouver le mien et l’espace mental qui y correspond.

Je regagne mon fauteuil : le temps est venu de contempler les paysages ! 

Le temps ? À dire vrai, c’est une bien drôle d’affaire. Si j’y pense, il pèse. Si je n’y pense pas, il file. Qu’est-ce qu’il faut vraiment en faire, dans la vie, du temps ?

On est sortis de Montréal. J’étire le cou, je tourne la tête, je grimpe un peu sur Chéridoux qui est côté fenêtre. Il n’y a rien de bucolique pour le moment : lignes électriques, champs de cultures ébouriffés, cours arrière. Collectionner la « scrap » est vraiment une mode au Québec ! Je dis ça de « haut », pas parce que je ne collectionne pas de « scrap » chez nous, non, Chéridoux pourrait témoigner du contraire, mais parce que la position du passager de train est « surélevée » par rapport à l’automobile. Et oui, on voit au-dessus de maintes clôtures ! 

Assez rapidement, on arrive à une gare, et puis à une autre et ainsi de suite. Chaque gare est un carrefour et on ralentit ou arrête afin de laisser passer les trains de marchandises. On vient de partir et le trajet, l’allant, me semble souvent interrompu. Dès fois, je voudrais que ça fly.

— Gare ! gare ! 

*Il s’agit d’un jeu de mots proche (et poche) avec « Gâr ! Gâr ! », version courte et slang de « Regarde ! Regarde ! »

— Quoi ?

— Une gare ! 

Je fais ma drôle…

— Tchou ! Tchou ! C’est nous ! fredonne David, qui fait aussi fait son drôle. 

Les petits coups de sifflet du train à l’approche ou en partance d’une gare le rendent joyeux.

— Ça va, toi ? je lui demande.

— Oui, j’écoute de la musique !

David suit son plan. Tant mieux ! Moi, je suis en train de m’apercevoir que le mien vient de prendre le bord ! Toute la concentration que j’espérais passer en lecture, c’était sans compter la magie du train, le rythme des boggies, le long point de fuite des rails, l’enchantement que ça crée, les rêveries dans lesquelles ça propulse.

En fait, j’ai trop d’adrénaline, encore, comme à chaque début de vacances. Ça me prend toujours bien longtemps avant d’arriver à relaxer. Je me masse un peu le cou. Les muscles tendus, pétris par nos vies de travail effréné, ne se détendent pas à la première chaise inclinable !

— As-tu faim pour souper, chéri ? Il est près de 21 h.

— Bof ! Non, je n’ai pas faim.

— Hum. Bien, c’est là ou jamais ! Manger plus tard pourrait nous empêcher de dormir. De plus, je pense qu’on devrait déguster rapidement les wraps au houmous et au taboulé, parce que, quand je les ai faits, — misère ! — le houmous pétillait déjà. Alors, je pense qu’on devrait commencer par ça, puisqu’ils ne sont pas réfrigérés, et aussi : plus ils vont réchauffer, plus ils vont pétiller, et tu sais que ce n’est pas bon du houmous qui pétille !

Mon chum me répète calmement :

— Je n’ai pas faim tout de suite ! Les nachos de cet après-midi m’ont rempli.

Et il me fait les yeux du gars qui dit « je ne vais pas faire exprès pour me bourrer la face parce que ton houmous pétille, chère ! »

— Veux-tu une autre bière, alors ?

— Hum. Ouais.

Je retourne à la voiture-lounge investir dans notre ivresse.

Avec la noirceur qui tombe, je passe aux loisirs passifs de fins de soirée. Je regarde une série de tou.tv sur ma tablette en grignotant mon wrap pétillant. J’arrive enfin à me tenir tranquille sur mon siège. Mon chum est content !

Parfois, je regarde par la fenêtre et j’aperçois le reflet de mon visage, ma bouille, cet énorme ovale aux amusantes pommettes saillantes, ce nez à berniques et cette touffe de cheveux décoiffée. 

Le train est lent parfois, alors que le mouvement de ma pensée est rapide. 

Nous avons tout amené pour être douillets : nos oreillers et nos vieux draps de santé bleus qu’on aime en voyage parce qu’ils ne retiennent pas l’humidité. On les retire du sac, les ouvre et on s’enveloppe dedans. Soyons douillets !

Boire une bière sous la couette dans un train : c’est divin.

Moi et mon amoureux, on lève le bras de siège mitoyen et on se colle. On se love.

La mourre, comme poétise Apollinaire.

L’amour sauve.

On est bien tête appuyée contre tête, côte à côte, mains entrelacées, pieds croisés, dans la lumière tamisée.

On monte le drap sur nos corps pour se réchauffer. C’est un peu frisquet l’air climatisé, l’air recyclé, l’air des transports. Ça donne toujours d’étranges sueurs. 

Je m’endors une première fois vers 10 h 30, je crois, pour me réveiller à 11 h 55 alors que nous approchons de la gare de Sainte-Foy. Il y a un arrêt de prévu ici. Je décide d’en profiter. Un coup d’œil vers Chéridoux : il est tout à fait parti dans les bras de Morphée. Je sors sur le quai. La nuit est douce. La brise caresse. Comme je me sens libre quand je voyage ! Toujours plus en accord avec le vent, toujours plus proche de lui.

Un peu passé minuit, je fais ma toilette dans la grande salle de bain : je me lave le visage, me brosse les dents, mets de la crème de nuit. Je prends tout mon temps et profite de ce moment de #selfcare. J’enfile mon pyjama, rejoins mon siège et mes draps.

Trouver une position pour dormir dans une chaise n’est pas une mince affaire. Je me cramponne du mieux que je peux contre l’épaule de David. C’est là qu’être dans le premier banc en avant sans avoir un autre siège à utiliser comme point d’appui pour les jambes est un désavantage. Mes jambes pendent de façon niaiseuse dans le vide et je glisse sur mon siège. Je trouve un compromis en pliant une de mes grandes échasses et en allongeant l’autre. Après avoir compté quelques moutons qui sautaient par-dessus les rails, après avoir compté quelques moutons sauvagement écrasés par le train — comme quoi un petit peu de gore, juste une toute petite quantité, à la pipette, ça peut calmer — je réussis à m’endormir. Shui crevée aussi, il faut dire. L’adrénaline est tombée.

Comme il est bon de dormir bercée par le doux roulis du train ! Jamais rien de brusque.

On passera la nuit à longer le Fleuve. 

Je me réveillerai plusieurs fois, à cause des élancements parfois dans mes jambes, parfois dans mes bras — je ne peux pas toujours écraser Chéridoux avec le même coude, quand même ! — .

À chaque fois que je me réveillerai, je chercherai des yeux le Fleuve que je sais , que j’imagine clairement dans ma tête, mais je ne verrai que les couleurs et les motifs de ce rideau tiré par politesse.

Enfin, j’aurais pu intituler cette première journée en train « Les rêves entrelacés ou quand les moutons gore devinrent les crêtes des vagues du Saint-Laurent ».


Jeudi 8 août 2019


Je me réveille vers 6 h du matin. Je regarde Google map : on est en Gaspésie, dans la vallée de la Matapédia. Nous approchons de Campbellton et de la Baie des Chaleurs. Désolé Chéridoux, mais j’ouvre le rideau, je ne veux pas manquer la vue de Campbellton, un endroit barbouillé de souvenirs. La lumière blanche le tire du sommeil. Nous causons un peu à voix basse pour ne pas déranger les voyageurs qui dorment toujours. Je te raconte ce qui s’est passé pour moi à Campbellton — j’ai dormi enroulée dans une grosse turp en dessous du pont interprovincial, drette là, Chéri ! — 

Nous sommes bien éveillés. Tu t’offres pour aller à la voiture-lounge remplir nos tasses thermos de bon café chaud. Je profite de ton absence pour prendre la place à côté de la fenêtre et réaménager notre barda sur la table. Une nouvelle journée commence !

Quand tu reviens avec le café, je sors le déjeuner du sac. « Tu as faim ? » « Non, je préfère jeûner » — habituellement, Chéridoux fait le jeûne intermittent —. « Hum ! Tu es sûr ? Tu sais que même les musulmans peuvent briser leur jeûne quand ils voyagent, non ? C’est écrit dans le Coran. Et miam, miam, je nous ai préparé de bonnes rôties avec du beurre de cajou. » « OK d’abord. » On essaye de boire une gorgée de café avec nos toasts, mais il brûle. Alors, on le redépose et on continue de bavarder et de se laisser bercer par le train. « J’ai hâte qu’on se berce dans les vagues, Amour doux » « Moi aussi ». 

L’océan est le bout du chemin, le rêve, la destination. Sur la route, on nous a prévenus, les vues de la mer sont rares. En fait, c’est seulement ici que ça se passe, entre Campbellton et Bathurst, et ça ne dure qu’une heure. Alors, on en profite. On est comme des petits enfants, pure bave, les yeux arrondis. On cherche des secrets dans le paysage. Le ciel est gris. On peut voir qu’il vente. La mer est agitée. De grandes vagues coiffées d’écume viennent se briser sur le rivage rocheux de la côte. 

Pendant ce temps, une passagère près de nous interroge Guy, le préposé :

— C’est quels oiseaux, ça ? dit-elle en pointant d’étranges volatiles marins.

— Ce sont des cormorans.

— Wow ! 

— Oui, vous pourrez en voir plusieurs jusqu’à Bathurst.

— Est-ce qu’il y a d’autres animaux qu’on pourra voir durant le trajet ?

— Après Bathurst, on quitte la mer pour reprendre la forêt, jusqu’à Miramishi. Et là, je vous conseillerais de bien ouvrir les yeux, car, à l’orée du bois, c’est possible d’apercevoir des orignaux !

— Des orignaux ?

— Oui, vous pourriez, mais c’est rare. Écoutez, l’orignal est un animal intelligent, s’il se fait surprendre, il va se cacher, s’enfoncer dans la forêt, et loin comme on est dans le convoi, pour nous ici, il se sera caché depuis longtemps…

— Ah !

Dès que la mer est passée, vers les 8 h, mes yeux se ferment tout seuls et je replonge dans le sommeil. 

Je dors toute la forêt du Nouveau-Brunswick, et me réveille vers midi, près de Moncton. Un arrêt est prévu ici. Je tripote alors ma tasse thermos et sape : mon café est enfin à une température convenable. Je compte bien m’en délecter avec une clope et un peu d’air frais.

Comme ça fait du bien de se dégourdir les jambes ! Il y a plusieurs fumeurs sur le quai, toujours les mêmes. On commence à se reconnaitre. Une dame m’aborde :

— C’est effroyablement long, hein ?

J’essaye d’être empathique.

— Oui…

— Moi, je vais à Sackville. Et toi ?

— Halifax !

—Oh my God! Le bout de la ligne ! Il faut que vous soyez patiente !

— Oui…

C’est clair que pour cette dame ce trajet est un déplacement, alors que pour nous, c’est un voyage.

— Qu’est-ce que vous allez y faire, à Sackville ?

— Je viens de là-bas et ma famille y habite toujours. Je la visite une fois l’an. 

— Ah !

On continue de jaser un brin. D’autres fumeurs-voyageurs se joignent à nous. J’apprécie cette petite camaraderie qui s’installe.

De retour dans le train, un peu passé midi, on dine avec les wraps. Chéridoux choisit le sandwich roulé au brie et tomate. Je prends donc sur moi de consommer le second wrap au houmous qui pétille. — les cuisinières, quand on se goure, on paie et on se retrouve seules avec notre ripaille —.

Je passe un bel après-midi allumée, en forme. Ça ne me grouille pas trop dans les jambes. Enfin, je fais un avec mon siège. J’en profite pour écrire dans mon carnet, surfer sur le net et regarder les paysages.  

Je rêvasse un peu aussi alors que je revisite les souvenirs de mon premier voyage dans les Maritimes. J’y étais venue en pouce avec un ami depuis Dunham, en Montérégie, à la mi-octobre. 

Retrouver le relief de Fundy m’émeut. Je me souviens d’un vers qu’il m’avait inspiré à l’époque. « Fundy a les eaux rouges et sa boue ondule ». Je trouve toujours ce paysage extrêmement voluptueux. Je me mets à le filmer et des éoliennes viennent surprendre ma rêverie. 

La voie des Maritimes, Coach, août 2019

Quand on arrive à Sackville, la dame avec qui j’avais discuté plus tôt me fait un beau sourire tandis qu’elle quitte le train. 

— Profitez de votre séjour ! je lui souhaite.

Un arrêt plus long que prévu s’improvise à Truro. J’en profite pour sortir. Sur le quai, je retrouve une autre dame avec qui j’avais parlé à Moncton, accompagnée de 3 fillettes très dynamiques que le grand air excite.

—We will be arriving soon! Elle me dit.

—Yes!

—I am a bit scared, actually!

—Oh, why?

—Well, I was raised in Halifax, but I have been living in Toronto for the past 25 years. Now, the girls and I, we are moving back!

—Wow! That’s a huge adventure! Did the girls ever been to Halifax?

—Yes, we did visit a couple of times, especially in the last year, since we’ve been looking for housing. They are pretty excited!

—I bet they are! It’s a new life!

—Oh yeah!

—Are you moving all your stuff by train?

—No! Oh no! By boat! We have a container. And I have to go to the port as soon as we get out of the train, so, today it’s a very long day for us!

—Geez! I hope you have a good rest, for what’s left of the trip.

—Thank you!

Je remonte dans le train sachant que la prochaine fois que j’en sortirai, nous serons rendus à destination.

Pour les derniers milles, nous parcourons la zone des lacs autour d’Halifax et le bassin de Bedford. On aperçoit des berges, des barques, des chalets.

— On va aimer ce pays, je crois. Un pays d’eau, c’est toujours bon signe, Chéridoux !

J’ai si soif de la mer.

On arrive ! En sortant de la forêt, j’ai l’impression d’entrer dans la ville par la porte arrière. On ne voit que les culs des entrepôts industriels et leur grande cour pleine de conteneurs et de tas de ferrailles rouillées. Il est près de 18 heures, et la lumière crépusculaire enveloppe les grues du port. 

— Tu ne trouves pas que les grues ressemblent à des dinosaures, Chéridoux ?

— Mais oui, tu as raison !

Finalement, le train s’immobilise à la gare d’Halifax : The Ocean Terminal. La Voix nous remercie d’avoir voyagé dans son grand ventre de fer. On ramasse tout notre attirail et on sort sur le quai, prêts à troquer le pied de train pour le pied marin pour une petite semaine. 

D’autres aventures commencent !


Sleepers



Le retour

Mercredi 14 août


Aujourd’hui est la fin de notre séjour à Halifax — deuil ! — mais le début d’un nouveau voyage — joie ! — 

I am a morning person, alors je me lève très tôt, avant Chéridoux, not a morning person

Je m’habille et je vais déambuler sur la rue Barrington jusqu’à ce que je tombe sur un charmant petit café où j’achète un latte. Un graffiti dans la toilette « Sharks are cool! » m’inspire et je décide de savourer mon breuvage en me baladant jusqu’au front de mer, qui est si calme, ce matin, à part le chant des mouettes. 

Y’a rien comme une petite flânerie avant d’en entreprendre une grande, non ?

Quand je reviens à l’hôtel, David est réveillé et nous paquetons nos affaires. Il est près de 11 h lorsque nous quittons le Halifax International Hostel et nous dirigeons vers la gare de Via Rail qui est à 5 minutes à pied sur Hollis Street. On laisse nos sacs à dos à la consigne.

The Ocean Terminal est située à côté du port et tout près du Farmer’s Market, alors on y va. Dans un des kiosques, on commande un cornet de frites maison qu’on déguste dans de grandes chaises Adirondak avec vue sur la baie. La brise nous décoiffe tandis que nous regardons les plaisanciers qui font de la voile ou qui sautent en seadoo sur l’eau si bleue, juste en face de l’île George et du Fort Élisabeth, de son nom officiel, qui restera pour nous l’île interdite puisqu’on n’a pas le droit d’y aller et que ça grouille de serpents, selon ce qu’on nous a expliqué la veille durant notre souper-croisière sur le Harbour Queen 1.

On est en super forme, mais on a la nostalgie.

Vers midi, on se dirige vers la gare. Notre départ est à 12 h 45. On récupère nos bagages. La file qui attend de border le train est déjà longue. On décide de ne pas faire la queue cette fois-ci et d’entrer en dernier. On est confiants : on a une cabine de réservée. Pourquoi se précipiter ?

Dans la gare, un gratteux de guitare et une chanteuse offrent une performance. Ils font de la chanson country. Je me rapproche du cercle des gens qui écoutent. Je chantonne en tapant du pied. Ils embarqueront avec nous. Il s’agit des musiciens du programme Musicians on Board. 

On se joint à la ligne vers la fin.

Quand vient notre tour de s’enregistrer, le préposé nous demande :

— Coach or Sleepers ?

— Heu… 

Moi et Chéridoux, on se regarde. C’est la première fois qu’on entend cette expression. On a une cabine avec des lits pour dormir, donc…

— Sleepers ! que je réponds, en tendant nos billets. 

— Sleepers ! répète l’homme. Français or english ?

— En français, s’il vous plait !

— Bien, alors, le seul diner qui reste, c’est à 14 h 45, ça vous va ? Pour le souper de ce soir et le déjeuner de demain, vous discuterez des réservations avec votre chef de wagon, OK ?

— D’accord !

3 repas complets sont compris quand tu voyages en voiture-lit. 

— Avez-vous d’autres questions ?

— Non, tout est parfait !

— OK ! Bon, voici vos bracelets. Vous devez les porter en tout temps. Vous êtes dans la voiture 35, cabine 2. Allez-y ! Vous aurez une visite de courtoisie peu après le départ, on vous expliquera comment fonctionne votre espace. Faites un beau voyage !

— Merci !

On fait une bonne marche sur le quai puisqu’on doit tirer nos bagages pendant 35 voitures et finalement on arrive dans notre cabine Renaissance pour deux avec douche. 

— Oh !

Comme à l’allée, on découvre notre environnement et on s’émerveille. On tâte les sièges. On ouvre les armoires. On inspecte la salle de bain. Elle est de la même taille que celle d’un avion ou de la Greyhound : petite. Mais où est la douche ? Serait-ce cette espèce de tuyau ultramince accroché près de la cuvette ? Oui, ça doit bien être ça, juste en dessous il y a un drain… « OK. On ne pourra pas se doucher ensemble ce soir, chéri ». Dans l’armoire au-dessus de l’évier, il y a des serviettes, des savons et des petites bouteilles de shampoing, comme à l’hôtel. Cool ! On est choyés.

On s’installe sur la banquette. Les sièges sont droits avec des dossiers appuyés contre le mur. On ne peut les incliner comme en Coach. On ne trouve pas une position confortable tout de suite. Une chance qu’on a amené nos oreillers. Avec ceux fournis dans la cabine, ça en fait 4. On les arrange de façon à faire les coins ronds, ce qui nous permet de nous évacher convenablement. 

On dispose notre nécessaire épicurien dans l’armoire centrale : Sortilège, vin rouge, petits gâteaux au rhum. Des gobelets en plastique sont offerts, mais nous avons nos verres du Beer Garden de Halifax. Ils ne resteront pas vides longtemps.

On trouve où déposer nos bagages, nos livres, et nos tablettes.

Bref, on aménage notre tanière à notre goût.

On se met en route, mais je ne reste pas longtemps en place : il y a tant à faire, tant à découvrir ! Je vais explorer. 

Quand on prend un forfait cabine, on a accès à la voiture-parc, un espace de socialisation avec bar situé à la queue du train. C’est une bonne marche de s’y rendre, à partir de la voiture 35. Il me faut passer 4 voitures, la dernière est la voiture 39. Ensuite, il y a quelques anciennes voitures vides, qui ont une architecture bien différente. Quelles sont leur utilité ? Je ne sais pas. Et là on parvient à la voiture-parc, au bar, au salon à murale qui lui est adjacent, ainsi qu’au salon en rotonde, un magnifique espace ouvert à la queue du train. La voiture-parc est aussi couronnée d’un deuxième étage : un dôme d’observation de 360 degrés qui permet une immersion dans le paysage. 

À mon arrivée, une charmante jeune fille nommée Émélie m’accueille et m’explique ce nouvel environnement ainsi que son rôle. Elle sera notre barmaid et notre animatrice. Elle nous organisera des activités comme des vins et fromages. 

Je prends place dans un des sièges du dôme. Émélie me sert du mousseux dans un petit verre en plastique. Il fait un beau soleil et nous sommes dans la zone du bassin de Bedford au nord de Halifax. J’y demeure en contemplation jusqu’à ce qu’on ne voie plus de lac et qu’on s’enfonce dans la forêt. Alors, je redescends, me colle le nez à la vitre du salon situé complètement à l’arrière du train. Je reste hypnotisé par les rails, ces deux lignes horizontales qui s’allongent vers l’infini. Je pense aussi à la grandeur du convoi : une quarantaine de voitures, si j’ai bien compté. Je réfléchis à la puissance de la locomotive qui nous tire par mont et par vaux. C’est excitant d’être tout en arrière ! 

Je retourne à la cabine, je retraverse toutes les voitures et raconte à Chéridoux ce que j’ai vu et on s’entend pour y aller ensemble plus tard, après le lunch. Pour m’amadouer à rester, Chéridoux m’offre de m’installer côté fenêtre. Comment refuser ? Je m’installe bien confortablement sur la banquette, m’appuie sur les grands oreillers et plonge dans le paysage. 

Vers 14 h 45, nous nous rendons à la voiture-restaurant pour diner. Nous avons faim. Nous prenons place sur une petite table coiffée d’une belle nappe verte. On nous présente un menu en trois services où les spécialités locales sont mises à l’honneur. En guise d’entrée nous prenons la chaudrée de fruits de mer. Comme plat principal, nous choisissons le saumon accompagné de pommes de terre et de légumes colorés. Pour le dessert — pas d’économie sur les cochoncetés —, ce sera le mille-feuille ! On nous apporte tout cela dans de la belle vaisselle de porcelaine. On arrose le tout avec du vin blanc. Quand on a fini, on peut flâner, puisque nous étions le dernier diner. On déguste un bon café tout en bavardant. Le décor est romantique, le paysage défile et tout ça nous donne des étincelles dans les yeux. On se prend les mains. Comment ne pas retomber amoureux ?

Après, tous les deux, on fait une marche de digestion jusqu’à la voiture-parc. Il reste quelques sièges au dôme d’observation. Nous y grimpons. Émélie fait de l’animation. Je remarque qu’on est rendu au même endroit où j’avais vu à l’allée des éoliennes et la boue rouge de Fundy. Émélie raconte les particularités de ce relief bien spécial et nous montre des boîtes avec lesquelles les Français ont asséché la mer pour cultiver le territoire. Elles furent disposées de manière à créer une structure spéciale appelée aboiteau. Elle explique qu’il est encore possible de retrouver ces boîtes en se baladant sur les terres de la région. Le sol très riche et limoneux a constitué et constitue toujours pour les Acadiens une grande ressource économique. Les fermiers des 16 et 17e siècles qui y vivaient ne pratiquaient pas une simple agriculture de subsistance, mais une véritable agriculture commerciale, une des premières et une des plus fortes au pays.

Un peu plus loin, vers Sackville, on aperçoit un cube gigantesque et Émélie nous demande d’essayer de deviner de quoi il s’agit.

— Est-ce une base scientifique ?

— Est-ce un silo ?

Toutes sortes d’idées fusent.

— Non, c’est un réfrigérateur géant ! finit par répondre Émélie. Ils entreposent ici tous les fruits cultivés dans la région ! Si vous avez mangé des baies locales, par exemple, pendant votre séjour, elles ont probablement transité par là. 

On nous offre du vin et on le sirote en admirant le paysage.

Il est presque 16 h quand on retourne dans notre cabine. J’en profite pour lire, enfin ! (une semaine plus tard dans les Maritimes !)(C’était mon projet initial de farniente de train, pouhahaha)

Vers 17 h 30, c’est la première pause, à Moncton. Je sors me dégourdir les jambes. 

Y’a du Saint-Hubert qui rentre dans notre train ! Des employés se passent à la chaîne les centaines de petites boîtes du plat du jour.

On nous avait annoncé plus tôt qu’étant donné un problème d’aération dans les cuisines — tiens, ça me rappelle un autre trip — qu’il n’y aurait pas de souper à la voiture-restaurant ce soir. En lieu de ça, tous les Sleepers auront du poulet Saint-Hub directement livré en cabine. Toutefois, si on veut, on pourra aller le manger à la voiture-restaurant où on offrira le dessert et le café. On était un peu déçus, suite à l’annonce. On voulait continuer de profiter des trois services et des menus avec des produits locaux, mais bon — c’est la vie ! —, et on apprécie le poulet quand même. Le Saint-Hubert est une gâterie familière qui fera changement après une semaine et demie de fruits de mer « à s’en péter la panse ». On se dit ça pour s’encourager.

On nous amène notre repas vers 18 h 30. Il s’agit d’un trio quart de poulet-cuisse. On a remplacé les frites par une patate en robe de chambre. On décide d’aller le manger à la voiture-restaurant, afin de ne pas en mettre partout dans notre tanière et de ne pas y répandre d’odeurs. Après notre souper, Chéridoux accepte le dessert de gâteau au chocolat offert et moi je sirote un thé Earl Grey. 

On fait une dernière promenade à la voiture-parc. 

En traversant une voiture, on croise une voyageuse qui tient un énorme verre de plastique empli de vin rouge. C’est problématique de passer puisqu’on est trois. On exécute une petite danse. Prendrons-nous à gauche ? À droite ? Elle nous regarde, nous dit : « Ouain, il faut savoir comment marcher dans un train ! »

OK !

L’humeur est à la fête ce soir, c’est bien clair. La crowd est cocktail ! Quand on arrive à la voiture-parc, c’est très achalandé ! Il ne reste plus de siège dans le dôme et il parait qu’on a manqué le vins et fromages. Zut ! Toutefois, les musiciens jouent. 

Tandis que nos yeux cherchent des places de libres dans les deux salons, des voyageurs nous interpellent et pointent un espace sur la banquette tout près du bar, dans le salon à murale :

—Here! You can sit here!

On s’assoit. D’emblée, nos compagnons, de bonne humeur, interrogent mon chum sur son tee-shirt qui porte l’inscription « Drop beat, not bombs. »

—Are you a musician? 

— Nope ! répond David, humblement.

—Well, he is a bit of a DJ! je réponds, fièrement.

—Oh! interesting!

Nos interlocuteurs se présentent en anglais. Ils nous disent : « Nous, nous venons de Cheyenne, au Wyoming. Ces dames viennent d’Australie. Ce couple, là-bas, vient de Belgique. Et cet homme juste ici, de Toronto ! C’est un local ! Vous, d’où venez-vous ? »

On explique qu’on vient d’une contrée exotique nommée Gatineau située en banlieue d’Ottawa.

— Oh, vous aussi, vous êtes des locaux !

— Plus local que moi, s’exclame le Torontois.

Ça nous fait sourire, parce que, pour nous, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, la mer, ce n’est pas la porte d’à côté, et c’est trop spécial pour être familier.

Ils nous posent des questions sur la nature de notre voyage. On raconte.

—What? You came all this way just to explore Halifax and the surroundings?

—Yes sir! And we had a great time!

On jase un brin.

Enfin, on voit des sièges se libérer dans le salon en rotonde tout près des musiciens.

On indique qu’on s’en va, amour de la musique oblige !

—Already? Oh, I see, you are missing out! Have a nice trip, then!

—Thank you, you too!

FMO ? The Fear of Missing Out? Mouais, peut-être. Mais, on est plus dans le rythme pour se laisser bercer que pour discuter.

On s’installe sur les sièges près de la machine à café. Je me mets à chantonner et taper du pied avec les autres. La chanteuse me fait un énorme sourire avec ses grandes dents blanches, elle qui semble me reconnaitre de la gare. On a du bon temps, là. La lumière crépusculaire est sublime.

Quand on voit un couple descendre du dôme, on grimpe. Le soleil se couche, au-delà de la lisière d’arbres maigrelets de la forêt du Nouveau-Brunswick. Les passagers tentent tous de prendre en photo le petit quelque chose de beau qu’il y a dans la lumière avant que ça ne s’éclipse. 

Il y a aussi un last call pour le vin. Nous, on n’en a pas eu, alors on fait signe à Émélie.  

— Un instant, vous, là, il me semble que vous avez déjà goûté à tous mes vins, non ?

— Non, je réponds. On a manqué tout le vins et fromages ! Vous l’avez fait dans notre dos, pendant le souper ! Mais, c’est vrai qu’on est venus plus tôt dans la journée…

Je me pose la question. Est-ce qu’on a une tête à essayer de « sneaker » du vin gratuit ? Hum. Probablement que oui ! Mais, là, on est honnêtes.

— Ah, d’accord. C’est vrai, vous êtes venus plus tôt. Je vous en donne alors. Et elle nous sert un petit échantillon de Domaine du grand pré accompagné de gouda fumé. 

Il est 20 h passées quand on retourne à la chambre-cabine. Il fait presque noir. On n’a pas envie d’attendre la visite du préposé pour faire le lit. On le fait nous-mêmes. Il s’agit d’une couchette à deux étages avec des matelas étroits. On ne pourra pas dormir ensemble cette nuit. Il n’est pas bien tard, mais on est un peu fatigués. Chéridoux dit « collés ! Je veux qu’on soit collés ! Étendons-nous un brin ici avant d’aller chacun de notre bord ! » On s’allonge tous les deux sous les couvertures, on pose notre tête sur l’oreiller, et hmm, comme c’est bon, l’odeur de la peau salée de l’autre.

— Chéridoux, tu sens encore la mer !

— Toi aussi, Chéridouce.

On s’explore. En effet, j’ai toujours du sable dans les cils et toi dans le creux de l’oreille. Nous avons du sel sur les lèvres. Nos corps goûtent encore la fraîcheur de l’Atlantique Nord : la chair qui a osé l’eau froide. 

Et j’enfourne mon visage dans son aisselle,

Et je me blottis contre sa poitrine,

Et il se met le nez entre mes seins,

Et on emmêle nos jambes,

Et on se fait des chatouillis,

Et…

On finit par s’endormir dans la noirceur de la cabine. 

Je me réveille vers 21 h 30 quand le préposé cogne à la porte. Je lui ouvre, un peu perdue.

— Qui est-ce ?

— Ah ! Bon, je vois que vous n’aurez pas besoin d’aide pour faire votre lit !

— Non, tout va bien !

— Bonne nuit ! S’il y a quoi que ce soit, ma cabine est juste à côté…

— Merci !

Chéridoux dort profondément. Je sors de notre compartiment sans faire de bruit. Je demande où on est à un autre passager : près de Campbellton. Hé, on s’apprête déjà à quitter le Nouveau-Brunswick et à rentrer chez nous, au Québec ! 

Bon, je vais prendre l’air. Je descends à la gare de Campbellton…

Après ce court arrêt, je retourne dans ma cabine. J’arrange le lit du haut. Je borde Chéridoux qui dort comme une bûche. J’enlève mes vêtements. Essayons cette fameuse douche-téléphone !

Je m’assois sur la cuvette et empoigne le tuyau très mince. J’ouvre le robinet. L’eau est chaude, réconfortante sans être brûlante. Le jet a un débit très faible. J’entreprends de laver mes cheveux. Je tente de diriger l’eau qui tombe par terre vers le drain dans le coin droit. Je prends tout mon temps — une bonne vingtaine de minutes — pour les faire mousser et les rincer. Heureusement, la température de l’eau ne baisse pas pendant ce temps. Je profite de ce moment de détente. Je lave mes pieds aussi. Je me sens vraiment mieux dépouillée de ma suie et de ma sueur de voyageuse. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense à Link dans le jeu vidéo de Zelda en français quand il parvient à la grotte de la fée, qu’elle apparait et lui dit : je vais soulager tes vicissitudes.  

Après ma toilette, je sors et j’embrasse Chéridoux qui ronfle avant de m’aventurer sur l’échelle pour rejoindre la couchette supérieure. Les draps sont douillets et leur odeur me convient. Je me glisse nue à l’intérieur. Je découvre un matelas moelleux, mais pas trop. Je vérifie l’heure sur mon cellulaire : 23 h 20. On a quitté Campbellton. On doit être au Québec. Je jette un regard par la fenêtre, je ne vois rien, il fait trop noir, le territoire est invisible, comme à l’allée. La voie des Maritimes n’est pas la voie du Fleuve ! Je ferme les yeux. Je me laisse bercer par le doux roulis du train. Je m’endormirai tout à l’heure, à un moment x, quand le temps ne comptera plus.


Jeudi 15 août


De tendres rayons de soleil pénètrent dans la cabine par les fentes du rideau et caressent mon visage. J’entrouvre les yeux pour saisir leur douceur puis les referme. 

J’ai eu une nuit sublime de sommeil et il me semble que j’ai rêvé. De quoi ? Je ne me souviens plus, et pour compenser, je m’adonne à des rêveries conscientes. Je suis cette aventurière qui saute de train en train : le Transsibérien, l’Orient-Express, el Chepe, la ligne Chihuaha-Pacifique, dans le nord du Mexique. Je suis cette aventurière qui saute de train en train, mais qui termine toutes ses journées dans un lit doux avec des draps qui sentent bon.

Je suis si bien ici.

Le rythme régulier des boggies me berce.

Éventuellement, je saisis mon téléphone pour y regarder une niaiserie. Erreur. Ça me réveille. Je jette un coup d’œil sur Google map : il est presque 6 h, on arrive bientôt à Sainte-Foy. Dans une demi-heure peut-être. Le seul arrêt prévu aujourd’hui, à part Montréal, la fin. 

Est-ce que je veux sortir sur le quai ou non ? 

D’un côté, je n’ai pas envie de m’arracher à mes draps où je jouis d’un bien-être total, de l’autre, je commence à ressentir un fameux grouillement dans les jambes, signe que l’adrénaline de la voyageuse revient. Alors, je me lève, m’habille et je déambule jusqu’à la voiture-parc. Comme c’est calme ce matin. Je ne croise personne. Tout le monde dort ou rêve encore. 

À cette heure, on n’est que 4 dans le dôme d’observation. Échanges de salutations et de sourires complices. C’est l’aube. Hier, on a regardé le coucher du soleil ici — el atardecer, comme on dit en espagnol —, et je n’ai pas pris de photo. Je capture donc le lever du soleil — el almanecer —. 

J’adore la poésie de la vie.

Dans le salon en rotonde, un déjeuner continental est offert pour ceux qui voudraient se sustenter avant l’autre déjeuner à la carte dans la voiture-restaurant. 

Parmi les produits disponibles, je choisis une orange et quelques bébés croissants. C’est assez pour moi, je prendrai un repas chaud plus tard. (Pour les déjeuners, c’est premier arrivé, premier servi. Comme je suis matinale, j’ai toujours de l’avance et ça ne me stresse pas)

Je reste une bonne demi-heure dans le dôme à siroter mon café, à y tremper mes petits croissants, à éplucher puis déguster chaque quartier de ma tangerine tout en me baignant dans le jeune soleil de la journée. État de grâce. Grand calme. Paix intérieure.

Éventuellement, le train ralentit, signe d’un arrêt imminent à Sainte-Foy, et je sors prendre l’air sur le quai.

Quand je retourne à notre cabine, je trouve un Chéridoux éveillé, mais toujours emmitouflé sous les couvertes. Je le rejoins. On reste collés un moment. Puis, je lui demande s’il veut déjeuner avec moi. « Bof, si j’ai faim, le déjeuner continental de la voiture-parc fera l’affaire. » « OK. »

Je pars donc déjeuner seule à la voiture-restaurant.

— Bonjour Madame ! C’est pour ?

— Pour une personne !

— Voilà, assoyez-vous en face de cette gentille dame, apprenez à vous connaitre.

C’est un bon intermédiaire, ce serveur de train !

— Hello ! me dit la dame. Are you travelling alone?

— Non. Je lui réponds que je suis venue déjeuner seule, car mon chum ne déjeune jamais, il jeûne, tralala.

—Oh, interesting!

Parmi les choix au menu, je prends la frittata jambon fromage, avec pommes de terre, fruits frais et rôtis de blé entier. 

En attendant le repas, moi et la dame, on fait la conversation. 

Elle vient de Kingston. Elle est septuagénaire. Elle adore voyager seule en train. Elle fait ce trajet une fois par année. Elle connait beaucoup de monde dans la région, bien qu’elle n’en soit pas originaire. Elle a profité de son séjour cette fois-ci pour visiter des amis à l’île du Prince-Édouard. Elle m’avoue qu’elle a fait quelque chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant, lors de ce périple : elle a nagé dans la mer, au large, en arrière d’un bateau. « Je suis encore surprise quand, à mon âge, je découvre quelque chose pour la première fois. », me dit-elle.

Les repas sont servis rapidement. On se régale. Après son déjeuner, la dame indique qu’elle va se retirer et retourner à sa cabine. Je reprends du café et reste dans mes pensées.

Quand je reviens dans notre tanière, il est un peu passé 8 h du matin. 

Moi et Chéridoux on referme le lit. Nous nous installons sur les sièges et nous causons. 

— Hé ! Nos 24 heures sont presque écoulées ! L’arrivée à Montréal est prévue pour 10 h 30. 

— Ah non ! Je n’ai pas envie que ça finisse ! Je n’ai pas le goût de quitter le train ! Tout est si doux, ce matin !

— Je sais.

David décide qu’il a faim, finalement, et que c’est vrai qu’on ne risque pas de remanger avant de rentrer chez nous. Il part donc à la voiture-parc piocher ce qu’il reste du déjeuner continental.

Je ne veux pas compter les heures, mais c’est dur de ne pas le faire ! Je compte profiter de chaque seconde de cette douce vibration, du ronron régulier des rails, ce mouvement douillet qui appartient à la fois au repos et au voyage.

Chéridoux est revenu avec sa cueillette et demande la fenêtre pour utiliser la petite table pliante adjacente. C’est bien son tour. Je prends mes aises dans le fond de la banquette, côté porte.

Tandis qu’il savoure son pain aux bananes, ses fruits et ses mini-brownies, je fais l’effort de sortir de ma rêverie pour naviguer un peu sur internet et écrire des notes au sujet de notre escapade dans mon carnet. Qui sait ? Je pourrais rédiger un texte un jour. Aussi, je lis quelques pages du Chevalier inexistant d’Italo Calvino. Mon regard quitte souvent le livre pour la fenêtre. Le paysage est fugace. Devant ces arbres qui défilent si rapidement, un mot et ils sont partis, je me fais penser à Charlemagne, (personnage de mon livre) lorsqu’il passe en revue son armée : toi, toi, toi, toi, allo, allo, allo…

Je décide de faire une dernière marche. Tandis que je me promène, notre train s’immobilise à un passage à niveau. Nous sommes dans une ville, Saint-Hyacinthe ou Saint-Lambert, je crois. La voiture dans laquelle je suis se retrouve au milieu de la rue. J’aperçois la file des automobiles en arrêt qui attendent patiemment qu’on passe. Nous-mêmes attendons probablement le passage d’un train de marchandises. Je reste debout, contre la vitre, à scruter le visage et l’intimité des conducteurs. Me voient-ils, plantée là, devant eux ?

Quand je retourne dans la cabine, sachant qu’on arrive dans moins d’une heure, on fait nos bagages.

— On arrive bientôt !

— Non !

— Comment non ?

— Ça ne me tente pas. Je me sens toute fraiche et dispo pour une autre journée.

— Je sais.

Vers 10 h 30, Tchou Tchou, on atteint la Gare Bonaventure pour sauter dans le métro, puis dans la Greyhound, et en début d’après-midi, nous arrivons à Ottawa où Rémi, le père de David, nous attend en voiture pour nous ramener à Gatineau. 

Enfin, nous rentrons à bon port, dans notre petit nid douillet de la rue Nobert, à Gatineau, où les tomates-cerises ont eu le temps de mûrir et les chats de s’ennuyer.

À peine passé le pas de la porte, la question nous brûle les lèvres : quel train prendrons-nous la prochaine fois ?


Toutes les gares!


 

-Montréal 

-Saint-Lambert

-Saint-Hyacinthe

-Drummondville

-Saint-Foy

-Montmagny

-La Pocatière

-Rivière-du-loup

-Trois-Pistoles

-Rimouski 

-Mont-Joly

-Sayabec

-Amqui

-Causapscal

-Matapédia

-Campbellton

-Charlo

-Jacquet River

-Petit-Rocher

-Bathurst

-Miramichi

-Rogersville

-Moncton

-Sackville 

-Amherst

-Springhill

-Truro

-Halifax !


Gare donc ça si on a eu du fun!

Train-twé!



 

LSB, L’Océan, août 2019 et Gatineau, printemps 2020