Le meurtre

19 juillet 2020 Non Par Laurence_Baribeau

Belle enfant !


La première chose que je touche, c’est son bras.

Il est tout bleu et froid. 

Je le tâte pudiquement en faisant de petites croix.

Je retire mes doigts. 


Toisons la proie — Beauté !

Elle qui fixe… la porte de côté.


Quel plan pour ce soir, mes amis, ah l’élan que j’ai !

L’ébauche de ma débauche, ici git, canevas, 

Son élan figé. 


Mwahaha !


La première chose que je touche, c’est son bras.

Puis, je caresse ses cheveux. 


Ils sont si… moutonneux !

Je bichonne, j’entortille les froufrous jusqu’aux pointes tout abimées. 

C’est drôle, le plaisir s’étiole quand on touche comme de la corde effilochée. 

Dommage. 

J’ai un fétiche pour les cheveux longs soignés.

Pas de mèche cette fois-ci.  


Je remonte la tignasse poivre et sel afin d’admirer ses oreilles. 

J’enlève un morceau de croûte.

Des perles de nacre couronnent les lobes, finistères de pavillons tout à fait viandés. 

C’est… presque indécent !

Je touche, tripote, ému. 

Je… c’est bon, je m’arrête.


La première chose que je touche, c’est son bras.

Puis, je caresse ses cheveux.

Ensuite, j’embrasse ses yeux… ÔÔuverts ! 


C’est bon. Miam ! Un peu mouillés, pas encore secs. 

J’aperçois mon reflet dans les pupilles vertes.


Quelle œuvre, l’œil !

Quel œil, l’œuvre !


Né pour chercher de façon insistante une issue, un destin : la porte d’en arrière. 

C’était la porte de côté… mais j’ai tourné ! 


Dans le monde des vivants, j’adore bécoter les yeux… ÔÔuverts !

Le sursaut qu’elles font, les femmes, quand je… smack !

Celle-ci ne remue pas d’un cil.


Un œil qui a joui est déjà mort.

Et, pour cela, chère maquerelle, tout à l’heure, tu seras borgne. 

D’une taie, d’un voile blanc, ton œil droit, je recouvrerai.

Tu vois ?

Tu es prédestinée.


Puisse la vie bien nous meurtrir, tous, et tout partout, avant le meurtre !


Ça commence à être rude.

Fin du prélude.


La première touche que je chose, c’est son bras.

Puis, je caresse ses cheveux.

Ensuite, j’embrasse ses yeux… ÔÔuverts !

Là, je prends son visage à deux mains.


Sa figure est toute boursouflée, mal formée…

Ses joues remplissent mes paumes tant et si bien que je me mets à tirer férocement vers l’arrière pour mieux rétablir, définir son menton. 

Si je faisais un losange, mettons ?

J’étire si fort qu’un filet rouge sang ruisselle à la commissure des lèvres.

J’y trempe mon doigt et lui farde la joue droite:

Une crevette mièvre sur de la glace.

Fuck la beauté ! 

C’est la dissymétrie qui fait bander ! 


Voyons.

Je recule. J’y reviens. 

Tu commences à ressembler à quelque chose !

Trop gris le teint ! On va retravailler les bleus…

Bang bleu bang ! 

Vite avant que ça fige !

Quand c’est vivant, c’est gnangnan, mou, accommodant.

Quand c’est mort, c’est retors, dessiné, stagnant. 


La première chose que je touche, c’est son bras.

Puis, je caresse ses cheveux.

Ensuite, j’embrasse ses yeux… ÔÔuverts !

Je prends son visage à deux mains.

Ça y est, j’empoigne ses seins.


Deux grosses structures molles, 

Toutes à moi !

Je frappe dessus comme le cousin Orson ses beetles:

Kou ! Kou ! Kou !

Aplatis on dirait des clafoutis


Avec une bonne base, large, on construit des pyramides.

Madonna ?

Na !


Je serre fort et je twiste. 

J’allonge. 

De la chaire je fais des churros, j’en fais des bananes !


La première fille que j’ai baisée avait des seins en banane. T’imagines la déception ? 

On se met tout nu, on enlève notre linge, toutes nos pelures de bananes… et en dessous de ça, encore des bananes ?

Na !

Je raplatis tout ça. 


Dans la poche arrière de mon jeans : j’ai une spatule, un tire-bouchon et un couteau. 

Tandis que je vise la spatule… je sors le couteau !

Alors, je sculpte, pour pas dire «scalpe». 

Ses seins, j’en fais carrément… de gros cubes !

Ah !

C’est si… beau !


D’un coup, je déchire ma braguette et j’ai la bite en pointe. 

Hop hop hop

Trois petits coups suffisent.

Je sperme tout ce que j’ai. 


Désolé, mais tu sais, ça n’a aucune importance. D’une grande cape bleue de nuit, ton corps, j’envelopperai. De la capuche d’une mantille, tes cheveux, je recouvrerai.


morbidezza profunda  


Il y a un beau linceul promis pour twoiseau… qui attend sur le portemanteau.


Belle enfant crevée ! Borgne maquerelle ! Canevas de mes pensées… Je te fais une promesse : dans ce rêve qu’est la vie et la mort, nous resterons toujours liés l’Un…

— Heu… Allo ?

— … à l’Autre !

L’entrée de Karine me fait sursauter ! Qu’est-ce qu’elle fait ici, bordel ? Je lâche tout et je m’affale dans la chaise adjacente. 

— Tu promets quoi ?

— Tu… tu devais pas être dans le Vieux Hull ?

Elle hausse les épaules et jette un coup d’œil au modèle qui se déploie. 

En effet, au centre de l’atelier, au milieu d’un fourbi qu’est la faute à bibi, tandis que les pots de peinture dégoulinent, que plein de plâtre, d’argile, de fil de fer trainassent, gisent… Elle scène. 

Elle a un petit ricanement stressé.

—You’re so dirty!

—Yes, I am, you know me. 

Ses lèvres frémissent, son œil pétille, danse, se veut complice. Elle allonge la jambe droite, vers moi, sa cuisse se meut, trotte-menue.

— Oui.

Elle porte un kimono rouge entrouvert qui laisse entrapercevoir sa nudité, celui qu’elle a fait faire sur mesure et où, dans le dos, une dragonne vert émeraude mange la poule aux œufs d’or… Son ex l’appelait la dragonne gloutonne. Elle a fait du sobriquet son complet, sa peau, et des fois, elle m’en sert en entremets. 

Elle va m’en servir maintenant.

Elle vient s’asseoir à califourchon sur mon bassin. Je l’accueille en la prenant par les fesses. J’en prends des poignées : ça la fait roucouler ! Elle me bécote le cou. En se penchant, en se trémoussant, elle écrase le poids de ses seins, la clé, contre mon chest, mon treasure chest. Ça l’ouvre tout le temps. C’est le cœur qui fend !

Je l’enlace, mais ce faisant, j’arrête son mouvement. J’accote mon menton sur son épaule et elle profite de la pause pour refermer ses canines sur mon oreille. Je la tiens, mais elle me tient aussi. 

Sa nuque sent le Beyoncé Heat, de Givaudan, le parfum « must ». Elle a monté ses cheveux en un chignon lâche qui tient grâce à deux baguettes croisées. Elle a subtilement peint son visage : un coup de bâton sang sur les lèvres, une touche de mascara foncé, un nuage de poudre blanche pour enfariner ses joues. Un point rouge exclamatif sur le front. Tout ça, c’est son kit de geisha 2.0, celui qu’elle met quand elle se sent sexe, quand elle se sent toute folle, toute oui oui.

On se délace, puis on se fixe. C’est toujours une aventure, ce regard… elle a un léger strabisme : ça déstabilise. Ça dit désir, mais dans toutes les directions. C’est mignon.

Voilà qu’elle se met à mordiller mes lèvres. Son haleine sent l’alcool sucré, le peach schnaps. Quand ça commence à faire mal, je grommelle. Alors, elle se dresse en face de moi pour que je la voie bien, pour que je voie à quel point tout ce qu’elle a est content. Elle roule son bas-ventre tout plat sur mon sexe, je la tiens encore plus fort par les hanches : elle gigote tellement, Karine, et la tenir, c’est comme tenir une écrevisse au creux de sa main. On aime bien, c’est mimi, mais on reste tendu : on a de la retenue, parce que, des fois, ça pince !

Je joue avec elle, mes freins aussi jouent avec elle, jouissent, crissent, car, à vrai dire, je voudrais que ça finisse. J’ai pas vraiment envie d’aller plus loin. Pas le goût de traverser le lac à la nage ! Ça tombe bien, puisque ses lèvres forment un O… elle va parler ! Je suis prêt à en profiter pour changer l’angle de tir. 

Elle murmure, cajoleuse :

— Et puis, Grand-ours, ça avance, ton interprétation sculpturale de la Célestine ?

— Oui, Petite-ourse. Le corps que j’ai engendré prend forme. Ça commence vraiment à avoir l’air de quelque chose. Je… le sens vraiment ! Je… le sentais vraiment ! En fait, j’étais vraiment dedans avant que t’arrives !

— Bon, tu vas encore me dire que je te dérange ?

— Hum. Non, c’est pas ça, mais… mouais… peut-être !

Une moue !

— C’est vrai que t’es pas mal passionné, agité, ces temps-ci… Y’a juste un petit truc qui me chicote : pourquoi t’as choisi un modèle de la période bleue ? Il me semble que c’est la période la plus déprimante de Picasso. La période rose est tellement plus… vibrante… sensuelle !

Elle me dit ça, mais elle le dit en faisant claquer, au milieu de ses lèvres en cœur, sa langue rose ! Et voilà 32 dents blanches, happy, qui attendent ma répartie.

— Je… je fais la Célestine… parce que je la trouve belle ! 

— Mais c’est une vieille gribiche ! 

— Elle…

— Je comprends pas que cette vieille face de grimace toute plissée te fasse bander ! Essaye pas de jouer à l’innocent, je sais que tu bandes quand tu crées, quand ça te prend ! Tu te masturbes tout le temps quand t’es « en plein dedans », comme tu dis. Mais là, franchement, j’essaye de t’imaginer… Pis c’est trop moche, et… sick !

Oh. Elle a mis le doigt sur ma faiblesse. J’haï ça qu’on parle de, de… Elle est partie là-dessus et la connaissant, elle lâchera pas le morceau. Faut contrecarrer, vite, attaquer plus fort… Changer l’angle de tir, encore !

— Ce n’est pas une vieille gribiche, c’est une vieille maquerelle, chère Petite-ourse-geisha ! Et tu sais quoi ? Juste à la fin. Pas au début. Juste à la toute fin. T’aurais dû la voir, au début. Personne n’est mort, personne n’est maganné, au début. Comme toi, hostie. Au début, t’étais bien. T’avais de l’allure. Là, t’es une espèce de, de… qui a abandonné !

— Heu, what the fuck, bae?

— Tu viens me voir comme ça en roucoulant, tu pues le peach schnaps, pis shu certain que t’as sniffé de la coke. T’es tellement vedge ces temps-ci que c’est sûr que tu te frotterais pas sur moi sans ta poudre de perlimpinpin ! 

— Sérieux, fuck you !

Je l’ai piquée. Ça l’a fâchée. Bof, vaut mieux elle que mwé

Son œil droit, plus faible, cligne à toute vitesse. C’est comme ça quand elle est fatiguée. Ou stone. 

Je renchéris. 

— Chérie, je suis sérieux. J’en ai ras le bol de te voir te détruire. Tu fais absolument rien de constructif de tes journées. Moi, la semaine, je travaille. Quand la fin de semaine arrive et que l’envie me prend de sculpter, j’aimerais que tu me crisses patience !

— Grand-ours, mon grand ourson frileux, si tu passais plus de temps avec moi au lieu de t’enfermer dans l’atelier… Je sais que je me poudre pas mal, mais je m’ennuie. Je m’ennuie à mort ! Mon ventre est vide, mon guts est parti. Colle-moi, j’ai juste besoin d’un tit peu d’énergie, pour revenir à la vie…

— Je t’aime, mais, ces temps-ci, j’ai besoin d’espace, j’ai besoin de créer. De vibrer. Tout seul. Moi aussi, j’ai le ventre vide… pour twé

Rien. À. Te. Donner !

— Je pensais que tu me trouvais belle !

— Tu es superbe, chérie. C’est pas ça. 

— Bin crisse ! Primo, t’es prétentieux en câlisse ! Deusio : si je compte pour toi, fais de quoi, bordel ! Fourre-moi ! Réveille !

— Je… ça m’tente pas ! 

— C’est toi qui es mort ! Regarde-toi, tu es tout bleu. 

C’est vrai que je suis bleu. Et fatigué. Et j’ai froid. 

— Petite-ourse, je suis sérieux. Tu as besoin d’aide. Ça peut pas continuer comme ça. J’ai des choses à faire… 

— Lalalaire !

Karine se lève violemment et se faisant, ses cheveux se défont, mais elle réussit à empoigner les baguettes au vol, elle les tient solidement à la base, créant un V ferme comme la pince d’un crabe, puis, tout d’un coup, elle pivote et en poussant un grand cri, Kiaï ! elle frappe la Célestine. Plock. Dans le cou !

Je me lève précipitamment.

— Heille ! Qu’est-ce que tu…

Elle tire pour décrocher les baguettes enfoncées dans les matériaux, elles y sont un peu prises… En s’agitant, elle réussit à les dégager d’un petit coup sec, clac, mais le buste chavire, bang.

— Ah ah ! Kiaï ! Criss !

Petits rires, hoquets de jouissance, cris de combats, vociférations… Elle a l’air du diable ! Avec son kimono rouge ouvert à tout vent… Elle brûle d’un feu !

Je m’approche pour l’attraper. Elle tend les baguettes, tel un ninja, se met en position défensive. Je saute ! Mais l’impulsion de son épaule… le coup part ! J’esquive les baguettes de peu. J’accroche son poignet. Elle les lance pour mieux me griffer. J’essaye de parer la bête avec mes souvenirs approximatifs de postures de karaté. Gna. On lutte un moment. La colère monte d’un cran. Maintenant, je tiens ses deux bras. Fermement. Trop fermement. Elle hurle. Je les twiste, les tords, elle me mord… au sang ! Ah la sale garçonne ! Pu capab ! Je tente d’attraper le couteau dans ma poche…. Elle en profite pour se dégager. Je… hostie ! J’dégaine la spatule ! Je suis tout nul. Elle me décoche un coup de poing à l’abdomen, puis un autre… Je laisse tomber mon outil, qui rebondit.

Ding ding ding.

— Ouch, on arrête -tu? La cloche vient de sonner, t’as gagné…

On se dégage. Elle ne sourit que pour éclater en sanglots.

— Si t’avais vu ta tête avec ta spatule ! Ri-Di-CUL ! 

On se jette dans les bras l’un de l’autre. Je pleure aussi. J’avais éclaté en même temps qu’elle. Du synchronisme… enfin ! 

— Chuuut… Petite ourse, tranquille…

Je lui flatte les cheveux tandis que ses mains me balaient tout entier, s’emparent de tout le territoire qu’elle a conquis à force de forcener… se dirigent vers mes fesses. Je jette le couteau avant qu’elle le… 

Bing.

— Qu’est-ce que… ?

— Rien.

Hum. J’ai encore le tire-bouchon. 

—Nico… Je sais pu quoi faire pour vaincre l’angoisse qui me ronge !

— Je sais.

On s’embrasse sous… c’est pas une feuille de gui, c’est une fleur du mal…


Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées (…) 

— Qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale (…)   


— L’Angoisse… En fait, je sais rien là-dessus, moi non plus, mais on dirait que ça tue tout.


(…) Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?


— Ouais… On va-tu prendre un bon bain chaud ?


Les incendies blanchissent


— OK. Avec une bouteille de riesling ?


Ils sortent de la scène de crime, côté jardin.


Au centre végète la Muse, affalée.

Quasi lynchée.

Récupérable, mais bof.

Elle a deux trous bleus sur le côté. 



Pablo Picasso, La Célestine, mars 1904.
La toile se trouve au Musée Picasso, à Paris.
© Succession Picasso 2013. 
Cliché : RMN-Grand Palais / Droits réservés.


Les vers en italiques dans le texte sont des extraits des poèmes de Arthur Rimbaud: l‘Angoisse et Enfance V. Les deux sont tirés de son oeuvre Illuminations (1873- 1875).

En plus de Rimbaud, les autres poètes maudits sont dans ce texte. Lors de votre relecture, saurez-vous trouver Beaudelaire, Verlaine, Ducharme et Nelligan?


LSB, Gatineau, février-juin 2019