Un nid ou un parasite?!
Le dimanche 12 juillet en après-midi, je fais la visite guidée de Paysages éphémères sur l’avenue Mont-Royal. Au coin de la rue Brébeuf, la guide s’arrête brusquement et les huit personnes de notre taxon d’amateurs d’art manquent de s’écrouler les unes sur les autres.
— Maintenant, ici, repérez l’œuvre d’art!
Moi je sais. Je suis déjà passée par ici et j’ai vu. Je laisse la compagnie scruter les affiches, jeter des coups d’œil au mobilier et aux clients du restaurant le plus proche pendant un bon vingt-cinq secondes; puis je pointe aux branches de l’arbre juste à côté une forme de la grosseur d’un melon, rose et vert fluo; une forme avec un relief en spirale, ce qui me fait penser à deux Slinky qu’on aurait mêlés puis enroulés autour d’une branche. – On décrit l’art du mieux qu’on le peut, moi la première! –
— Ce sont ces drôles de petits nids, là. Il y en a partout sur Mont-Royal en ce moment… dis-je.
— Oui! C’est bien l’œuvre Package Deals de Uta Riccius!
— Quoi de qui?
— Package Deals de Uta Riccius. Il y a 70 de ces formes étonnantes suspendues aux branches inférieures des arbres sur l’avenue Mont-Royal et au parc des Compagnons-de-Saint-Laurent.
— Ah!
— À quoi cette œuvre vous fait-elle penser?
— À ce qu’elle a dit, là… À des nids!
— Oui, oui, à des nids. Mais des nids…
— Bizarres!
— OK. Des nids bizarres. Mais encore?
La guide aime nous questionner. Elle nous l’a dit au début de la visite : l’art public, l’art éphémère, c’est de l’art relationnel. Vous avez le droit de jouer avec lui. Il y a plusieurs lectures possibles. Ces paysages éphémères inspirés du thème Complet No Vacancy – comme pour les affiches de motels – sont l’art de voir les espaces de la ville différemment. Ils interrogent « l’artificialité de nos paysages de vacances »!
Tout de même, nous avons droit à quelques explications. Les « nids » sont confectionnés de tubes à calfeutrer les fenêtres. Ils sont tissés – savamment combinés, entrelacés avec recherche – avec d’autres matériaux recyclés comme du plastique, du papier et de la paille. L’artiste a voulu créer des micro-habitats pour les petites bestioles de la ville. Elle s’intéresse aux changements climatiques et à la problématique de la transformation de l’environnement par l’homme qui bouleverse l’habitat et les déplacements des animaux. Par exemple, pour cette œuvre fluorescente, ce sont les nids qui ont migré. En effet, ils ont été confectionnés au Nouveau-Brunswick puis ont fait le voyage par avion – l’oiseau de fer – pour venir se percher ici, dans les arbres de l’avenue Mont-Royal et au parc des Compagnons-de-Saint-Laurent. Demain, l’œuvre se renvolera, car c’est la dernière journée de cette édition de Paysages éphémères.
Le groupe poursuit sa marche vers le parc en continuant d’observer les nids, mais il s’en désintéresse rapidement puisque les formes se ressemblent, qu’il y a du trafic en sens inverse sur le trottoir et qu’à trop regarder en l’air nous recevons des coups de coudes ou d’épaules.
Rendus au parc, nous prenons place sur une table à pique-nique et le No en néon rose d’une enseigne s’allume indiquant Complet No Vacancy.
— Là, dans l’arbre, qu’est-ce que vous voyez? interroge de nouveau la guide.
— Un alligator!
— Moi je dirais plutôt un serpent…
— Un alligator? Un serpent? Pourtant, c’est toujours la même œuvre : Package Deals de Uta Riccius !
— Ah. C’est encore des nids ÇA?
Au parc, les arbres sont plus gros que sur l’avenue et les compositions des structures vraiment plus étonnantes : une exagération de ces nids perchés aux arbres de Mont-Royal. Ils sont plus allongés et « gonflés de difformes », si je puis me permettre, ou alors, je ne sais quels mots utilisés pour bien décrire cette nouvelle forme : « icosaèdre aux bouffissures en rosace »?
— Un alligator, un serpent… Ici, on dirait plutôt quelque chose qui tue l’arbre, n’est-ce pas? Quelque chose de menaçant, d’indésirable… comme un parasite!
— Un parasite!
— Oui. Pourtant, ça peut encore être un abri pour les animaux, explique la guide. Lors de la première visite que j’ai guidée, sur ce que vous avez appelé un alligator, il y avait, perché, un écureuil en train de manger un bonbon rouge! Quand j’ai demandé au groupe ce qu’il voyait, c’était difficile de se débarrasser de cette image de nid ou de quelque chose qui a été installé pour accueillir les animaux. Personne n’a vu le parasite. Mais, c’est une vision très intéressante, un écureuil qui mange un bonbon rouge! Cela nous renvoie à cette problématique qui a inspiré l’artiste : la transformation de notre environnement par les humains…
— Un parasite! s’exclame une dame qui continu de fixer l’extravagante bouffissure.
— Oui. Ou un nid, rappelle la guide. Les formes sont étranges, mais ce sont des formes molles et c’est très organique les formes molles, alors…
— Un parasite! radote la dame. Dans les années 1980, mon cerisier, il en a eu un, un parasite! Vous auriez dû voir ça. Il a fait une grosse boule sur le tronc… une boule bizarre!
Cette dame est désormais intarissable!
— Il était en train de tuer mon cerisier, ce parasite…
— Oui. Un parasite. Mais ce n’est pas un hasard si ces formes monstrueuses sont dans le parc qui est un espace de refuge pour les animaux davantage que l’avenue Mont-Royal où sont perchés les nids, radote la guide. C’est dans le parc, sur les alligators, qu’on a pourtant aperçu un animal occupé l’œuvre, pas sur les nids de l’avenue. C’est le brio de l’artiste de nous poser adéquatement cette question, de nous laisser dans l’ambigüité quant à la nature de ces constructions…
Un nid ou un parasite. La guide ne veut pas trancher!
— Mon cerisier dans les années 1980… un parasite! Une grosse boule…j’vous dis… un parasite!
Cette dame, décidément, tranche!
Pendant que la dame au cerisier n’en finit plus de raconter son histoire aux quelques membres du groupe qui semblent l’écouter, la guide fait un geste indiquant la prochaine œuvre, nous invitant à nous lever.
Lorsque notre taxon d’amateurs d’art quitte l’espace de la table à pique-nique; que le néon NO s’éteint, l’enseigne indiquant maintenant COMPLET VACANCY, je souris en pensant… l’artificialité de nos paysages de vacances!
***
Le mardi 14 juillet vers l’heure de midi, je me promène sur la rue Jarry. Lorsque je croise à ma gauche un IGA et à ma droite le parc Villeray, je constate que j’ai faim et que j’ai envie de pique-niquer. Après avoir fait l’achat au IGA d’un repas froid, je me dirige vers la première table à pique-nique que j’aperçois au parc. Je traverse un bosquet de grands conifères. C’est alors que mon regard est attiré par… prise dans les branches inférieures d’un de ces conifères : une grosse boule!
Je m’approche pour bien voir. Sont nichés dans les branches de l’arbre deux sacs à poubelles : un blanc et un noir. Ils sont remplis de linge. Un manteau en cuirette brun a été jeté sur le tas. Également coincée entre les branches, une tente d’une marque de plein air connue, bien roulée et empaquetée dans un sac bleu. Au pied de l’arbre, plusieurs boîtes ont été défaites et étalées pour faire une petite paillasse de pulpe de carton. Dessus traîne un jeans noir, sale et troué. Cet environnement est parsemé de mégots de cigarettes. L’intimité d’un itinérant ? Ou d’un voyageur fauché? En tous les cas, avec sa tente, ce n’est pas vraiment un sans-abri…
Je vais m’asseoir à la table à pique-nique pour casser la croûte. Il n’y a personne dans les parages à qui pourrait bien appartenir ce bagage. Le jeu de dimanche me prend. Un nid ou un parasite? Je me le demande et pendant que je me le demande un bruit, la voix de la dame au cerisier, fait de l’interférence, parasite mes pensées. « Une grosse boule comme ça c’est un parasite! … Un parasite! » Quelque chose qui tue l’arbre. Je regarde la scène et je ne vois plus qu’un parasite. Des mégots de cigarettes envahissants. Ce n’est qu’un parasite pour la société, ce pensionnaire malpropre du parc, un indésirable, un crotté! « Un parasite! Grosse boule! Une infestation. » La dame au cerisier aurait tranché tout de suite en regardant cette scène. « Un parasite! »
Mais, est-ce un nid ou un parasite? J’ai le goût de photographier cette scène, m’accorder le luxe de me poser la question indéfiniment, mais je n’ai pas mon appareil photo! Je réfléchis. Le parc Villeray est situé à quelques rues du métro Jarry qui est à deux stations du métro Beaubien qui est à deux pas de chez moi où se trouve mon appareil photo. J’y serai en moins de deux!
En prenant le sentier pour quitter le parc, je croise un jeune homme vêtu de noir qui me fait penser à un corbeau avec son air paumé et sa tête de malheur. Il se dirige vers le nid. Oh! Est-ce l’oiseau? Je n’ose me retourner pour en avoir le cœur net. Dès que je quitte le parc, je le regrette, puisque j’ai peur que le nid se soit envolé à mon retour. L’oiseau sans fortune marchait-il pour reprendre son bagage? Il s’agit bien d’un paysage éphémère, mais combien éphémère?
Je marche d’un bon pas, clic-clac, jusqu’à la station Jarry, saute dans le métro, arrête à Beaubien, marche sur Saint-Vallier – le ciel s’est couvert – entre chez moi et ressort aussitôt avec mon appareil photo. Je reprends le métro jusqu’à Jarry et pousse la porte de la station qui donne sur la rue… Ah!
Il mouille à siaux! L’orage a éclaté au milieu de mes pérégrinations sous terre entre Beaubien et Jarry : probablement à Jean-Talon! Je suis vêtue d’une simple chemise blanche, je n’ai ni parapluie ni imperméable. Le trajet de quelques rues que je dois parcourir pour me rendre au parc Villeray me paraît interminable.
Un nid ou un parasite? La question me bat les tempes sous la pluie assommante. Plus j’ai peur que le bagage niché dans l’arbre n’ait disparu, plus je pense que c’est un nid. Me vient à l’esprit l’image du simple carton qui sert de lit au pied de l’arbre. Je me dis que c’est une matière bien éphémère pour un matelas et qui pourrait se déchirer à la première pluie, en l’occurrence : celle-ci! Ce n’est pas comme les vrais matelas de chambre qu’on peut trouver dans les coins cachés des boisés montréalais. Ces oiseaux qui se font de tels aménagements avec des paniers d’épicerie en guise de commode, ce sont des parasites! Il le faut pour s’installer dans un espace public comme on le ferait chez nous, vraiment, s’installer. Mon corbeau avec sa poche de linge – les sacs de poubelles sont les baluchons de notre époque! – et sa tente est beaucoup plus mobile. Oui, c’est un nid. Si c’est un nid, est-ce que son propriétaire a une cervelle d’oiseau? Est-ce un oisif? Une peur : Le nid ne sera plus là quand j’arriverai. Le type paumé aura mis son bagage à l’abri de la pluie.
Je suis complètement trempée. Avec ma chemise blanche, je vais maintenant sur la rue Jarry en toute transparence pour la vue des passants, pourtant, jamais je n’ai été prise par un questionnement aussi obscur, indevinable pour qui me regarderait… un nid ou un parasite!
La cadence de mes pas s’accélère. Je pense au grand géocoucou, l’oiseau coureur de route, le fameux roadrunner Bip! Bip! qui n’arrête que pour prendre des bains de soleil dans les parcs. Voyageur improvisé ou itinérant qui a trouvé refuge dans le parc? Je fais des parallèles avec l’expérience de dimanche. Ce nid, comme ceux de Uta Riccius, a migré. Alors, il peut migrer de nouveau… et avec sa tente : émigrer! Paysages éphémères. Je veux qu’il soit encore là à mon arrivée, mais je ne voudrais tout de même pas trouver l’oiseau dans le nid. Certains oiseaux ont des relations difficiles avec les hommes : les rapaces, les moqueurs, les parasites!
J’approche. J’ai hâte de voir! En fait : j’espère Voir!
Un nid ou un parasite, s’il faut trancher, abréger le tourment, ce que je verrai au parc sera soit un nid ou un parasite! Et ce sera ma réponse pour aujourd’hui. Si la grosse boule est là, ce sera un parasite. Si la grosse boule n’est pas là, c’était un nid. Là, pas là. Parasite, nid.
Je suis très proche du parc, plus qu’une rue. La pluie cesse, ouf! Ce n’était qu’une de ces averses tropicales de sept minutes comme on en a beaucoup cet été.
Je prends le sentier, avance vers le bosquet de conifères et c’est…
Un parasite!
Clic!
Je m’assois sur la table à pique-nique et je continue de fixer l’extravagante bouffissure. Soudain, j’aperçois de nouveau le jeune homme vêtu de noir qui a un air paumé. Il flâne en rond dans le parc sur l’herbe mouillée. Tiens! Le corbeau! De retour au nid, alors? Plantée comme un épouvantail, est-ce que je lui fais peur? En tous les cas, je constate que l’oiseau ou le parasite connaît bien son environnement : le couvert des arbres a protégé le bagage de la pluie. Le carton est à moitié trempé, mais est-ce qu’il y a quelque chose de plus facile à remplacer qu’un carton quand on s’installe dans un parc à côté d’un IGA dont les poubelles peuvent également être une excellente provision de nourriture? Nid ou parasite. De toute façon, pour celui à qui appartient ce bagage et qui a trouvé refuge dans ce parc : bel été en perspective! Je me dis… l’artificialité de nos paysages de vacances. L’artificialité des vacances! Et de nos paysages.
Un nid? Un parasite?
Une sculpture d’art contemporain, le bagage accroché d’un itinérant.
Package Deals!
Ce texte a eu la chance d’être semi-finaliste dans le cadre du concours des Prix littéraires de Radio-Canada de 2009, catégorie Récit.
Il a également été publié dans le cadre d’une activité de la Traversée: des flâneries dans les Parcs et Square.