Anticipation

2 avril 2020 Non Par Laurence_Baribeau

Août 2019, lac Simon, Outaouais


— Hé, loupiot !

— Quoi la folle ?

— Pardon.


Le vent du nord soufflait et créait de ces grosses vagues coiffées d’écume qui venaient se briser chez nous, sur notre petite plage située au sud du lac Simon.

Tandis que tu te baignais et accueillais un à un les moutons blancs, j’allais en poncho sur le rivage, je me protégeais du vent et de ses vagues à l’âme… d’une mélancolie qui ramène à loin, longtemps.

Comme à cette nuit où tu dormais à poings fermés et, dès lors que je m’approchai, tes poings, tu les desserras et ce fut comme des boutons de fleurs qui s’épanouirent.


Comme tu sens bon, mon bébé.

Comme tu m’enivres, mon bébé.

Avec tes petits doigts beurre blanc,

Chauds,

Comme les vins de printemps tablette,

Les rosés impatients.


Je t’aime et suis comme dopée par ma soif.


Tu es un bébé de septembre 2013, né un vendredi 13, à 8 h 13, dans la chambre 13. Moi, j’avais presque 31 ans. T’es qu’un petit chanceux, va !

D’ailleurs, tout y était — tu étais tout — à ta naissance : yeux, nez, des cheveux forts, une belle bouille et les graines d’une personnalité qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Toutefois, c’est la longueur de tes ongles qui frappa l’imaginaire de tante Lolo : « Batinse ! » m’exclamai-je, en te voyant pour la première fois. « Celui-là est bien mieux manucuré que moi ! ». J’aurais dû dire : « mieux armé que moi  ». En effet, tu es né avec des griffes. Et l’infirmière, patiente — une soie!  — de vulgariser : « Oui, ça arrive, et, dans ces cas-là, c’est à la mère de ronger les ongles de son bébé, avec ses dents. On n’utilise pas de coupe-ongles avec un nouveau-né, ses doigts sont trop petits, ça pourrait le blesser. » À ce moment-là, j’ai vu les yeux de ta mère pétiller. Elle était déjà prête — toute louve, toute belle, toute fière —, disposée à gruger tes ongles, à porter à ses lèvres ce calice.


— Hé, regarde-moi plonger !

Tu pinces ton nez et tu t’immerges. 


Tristan, tu es si beau quand tu brises les vagues.

À l’âme.


C’est connu, quand le vent souffle du nord, au lac Simon, on en a pendant trois jours.

Trois jours où l’environnement se transforme en fonction de ce souffle. Et ça crée une humeur particulière. Pendant cet épiphénomène, on peut jouir d’un ciel dégagé : la force du vent boréal est si puissante qu’elle emporte les nuages loin, longtemps. Pas un cumulus, stratus, nimbus ne stagne. Il fait beau soleil, la lumière est cuisante, mais le fond de l’air est frisquet. Le froid mord la peau ; la puissance des bourrasques te fouette la face, t’amanche le portrait, te pétrifie la moelle, les os. 

De son bord, le lac, lui, grosse étendue d’eau, bin, il continue sa job de lac — jamais de congé ! — et il absorbe le soleil plombant jusqu’à plus soif. Mais, il a toujours soif. Alors, il s’échauffe, se réchauffe, chauffe.

Par ailleurs, le lac est parfaitement orienté nord-sud et les bourrasques redirigent les courants chauds vers le sud, vers chez nous. 

Bref, ce vent nord est un événement singulier qu’il faut connaitre pour savoir quoi faire avec : en profiter pour faire une baignade à la fois jouissive et vivifiante. 

Au lac, qui s’y est déjà lancé le sait, qui s’y pitche le sent instantanément : en temps de vent nord, on est si bien dans l’eau, bercés par le remous des grosses vagues moutonneuses, enveloppés par les courants chauds. 

C’est sortir qui est difficile, sortir qui est un frisson, une claque dans la face, un fouet. 


— Es-tu prêt à sortir, maintenant ? Avant de devenir tout ratatiné comme un pruneau ?

— Heu, je sais pas ! tu réponds, hésitant.


Tu t’amuses, mon bébé. Je sais que tu anticipes le froid que tu auras en sortant. Peut-être gèles-tu déjà ? Tu t’es baigné de tout ton soul. Je préfère te laisser faire à ta guise et ne rien dire. À toi de trouver tes repères, de choisir le bon moment. Comment te l’expliquer, de toute façon ?

De l’eau bouillonnante où tu patauges, tu me mets au défi.


— Pourquoi tu te baignes plus ?

— Pour mieux te regarder te baigner ? 

— Mais, moi, je voulais me baigner avec toi !

— On s’est pas baignés tout à l’heure ?


À vrai dire, j’adore les moments passés dans l’eau avec toi. Dans l’eau, tes mains sont des fleurs rigides — des quenouilles ? — qui te poussent vers le haut, telles des pagaies, vers l’air sain où tu es sauf.

Si je suis sortie de l’eau assez tôt, aujourd’hui, ce n’est pas à cause du vent, mais plutôt parce que j’étais épuisée. Comment te l’expliquer ?


— On rentre ? je propose. 

— OK, je pense que j’ai envie de sortir…

— D’accord, vas-y, 1, 2, 3, go !


Tu te précipites hors de l’eau. Tu es fier, espiègle, mais tes lèvres sont bleues et tu as de la chair de pouli-poulet

Pouli-poulet, oui. C’est le surnom que ton père te donne : Pouli-poulet viens par ici ! Pouli-poulet viens par-là ! Va savoir d’où viennent ces surnoms affectueux qui sont toujours tellement niaiseux.

Sur les bords du lac où tu grelottes, je t’enveloppe de ta serviette et je descends sur toi la capuche de nounours blanc. On se serre un tantinet.


— Je peux te donner un beau bis ? Un bis qui est lèvres collées sur joues, lèvres collées sur front…

— Non !

— S’il te plaît…

— OK, d’abord !

— Attaboy!


Tandis que je récolte une pleine livrée des gouttes d’eau froide que le mouvement du bis m’assène, la bise pourtant franche du vent boréal parait alors plus chaude et le contraste que ça crée me procure un doux frisson.


— Loupiot ?

— Quoi encore? Qu’est-ce que tu veux ?

— Loupiot ronron, je…

— MAIS QUOI ?

— …

— J’ai envie de jouer, moi !


OK, laisse faire ! Fais tes affaires !

Joue !


Tu es si libre, mon bébé.

Les oreilles ouvertes au vent.

Tu es si libre, mon bébé.

Les oreilles cousues au reste.


Je te regarde pousser ton camion sur la grève — ton magnon, comme tu dis.

Ou comme tu disais quand tu étais tout petit.


Le moment présent, c’est comme un oignon frais.

Tu mets le couteau dedans.

Tu dissèques un peu.

Tu rencontres toutes les couches.

Et ça fait pleurer.


— Vroom vroom ! 


Tu t’esclaffes tel un p’tit démon, un fol ange.


— Ça roule ? 

— Ouais…

— Ah les Cro-Magnon !  (Ah les gars pis leur char…)


Il fut un temps où l’homme rêvait de voler — les Jetsons, te souviens-tu ? — et calculait qu’en l’an 2000 on y serait. Bof. Bin, roule toujours, l’homme !  — Je dis « roule toujours ! » comme certains disent « cause toujours ! »


— Qu’est-ce que tu as dit ? Tu m’interroges.

— Ah, les gros camions !

— Ah ! C’est vrai qu’il est gros, hein ? C’est mon plusse gros ! Tu viens jouer avec moi ?

— Mais, je joue, là !


C’est vrai que je joue, mais avec les mots. Tu roules des yeux comme le font les roues de ton camion, comme si je me jouais de toi, au lieu d’avec toi. Tu n’es pas né de la dernière pluie, ni du dernier vent nord.


— Hmm, et si on attrapait des écrevisses ?  proposes-tu, bon joueur, le meilleur des joueurs.

— D’accord !


J’attrape ça au vol. Et puis, partir à la chasse aux écrevisses, qu’il ait cette idée, c’est ma faute. Un jour, j’aurais ouvert ma grande gueule et me serais vantée d’avoir été trop bonne là-dedans. « Des écrevisses, écoute mon gars, en capturer, c’est facile ! Sous l’amas de pierres de ce que Claude appelle son petit bras de mer : on en trouvera plein, tu verras, c’est facile. À ton âge, j’en gardais constamment une dans une petite chaudière. Il s’appelait toujours Elvis. » « Toujours ? » « Oui. J’appelais tout le temps mes bibittes pareil : ce petit poisson rouge que ma mère m’achetait en revenant d’une séance de magasinage à Place Cartier, il s’appelait Tissou ! Cette petite grenouille que j’attrapais parfois dans l’antre du héron bleu, sur la Pointe-à-Rossi, elle s’appelait immanquablement Rainette Duhamel… »


— Alors, viens ! On va trouver Elvis.

— D’accord, allons soulever les pierres ! … Tu te rappelles comment faire ?

— Oui. Je soulève la pierre pis là l’eau va se troubler. Alors, on va attendre que ça se calme et tu plongeras avec le masque pour repérer l’écrevisse. Tu vas la saisir par le dos et tu la mettras dans ma pelle, et ensuite, je la glisserai dans le seau…

— Et ?

— On lui fera une belle maison avec des cailloux et un peu de sable.

— C’est ça, c’est ça !


Je mets le masque et plonge dans l’eau. Maintenant, c’est moi qui me baigne dans les courants chauds et c’est ta chair qui est livrée aux morsures du vent nord tandis que tu te tiens droit comme un « i » avec ta pelle et ton seau.


— OK, je revire celle-là ! tu avertis.


Elle est toute petite, la pierre que tu as choisie. 

On fait le rituel. Il n’en ressort rien. On recommence. 

L’angoisse te prend en moins de trois (pierres) :


— Est-ce que tu vois des sangsues ?

— Non !

— T’es sûre ?


Tu as peur des sangsues. À ton âge aussi, j’avais peur des sangsues. Tout le monde a peur des sangsues. Surtout tante Moumou, de Mourial : « J’espère que dans ton lac, il n’y a pas de sangsues ! ». « Bin non, Moumou ! ». « Fiou ! ». « Oh come on, Moumou, c’est ça qu’on dit aux enfants ! ». « Bin, y’en a-tu, des sangsues, ou y’en a pas ? ». « Oui, y’en a ! Et c’est normal qu’il y en ait, ça fait partie d’un lac vivant ! » « Yark ! ». « Ouais, mais t’inquiète : elles sont dans l’eau stagnante, pas dans l’eau qui bouge. C’est un chenail ici, l’eau circule, pas de stress ! ».

Le rêve de se baigner dans un pot Brita est un leurre. C’est bien plus le fun de se baigner dans la vie, dans ce zoo-là. Mais, faut avoir côtoyé les bestioles, et souvent, pour se désensibiliser de leur étrangeté.

Les petits animaux disparaissent ici et ça me fait chier. Je me sens coupable parce que j’en cherche une avec toi et qu’on n’en trouve pas. C’est poche ! Faut que j’apprenne à fermer ma grande gueule, que j’arrête de dire : « C’est facile ! » « Ça pullule », parce que ça ne pullule plus et franchement ça devient gênant.

Les bestioles du lac. Ça aura été mon monde d’apprendre à vivre avec elles. Ça ne pourrait pas être le tien, mon loupiot ? Ce serait… immonde ! Le territoire qui s’étiole, ça me me… 


— OK, shui tanné, là. J’ai peur des écrevisses de toute façon.

— Oui, il fait froid, hein ? Rentrons. C’est l’heure du chocolat.

— Moi j’aimerais mieux du Gatorade!


Alors que nous nous engageons dans le sentier pour retourner vers le chalet, tu pointes l’azur et t’exclames :


— Ga, ga, ga !


Comprenant que « Ga ! » veut dire « Regarde ! », je lève les yeux et on LE voit fendre l’air. Et IL nous émeut.

On n’est pas sûr de c’est qui IL, mais, après conciliabule, bin, on n’en est toujours pas sûr, mais on pense que c’est un plectrophane !

L’oiseau aux ailes blanches court sa liberté, et en courant sa liberté, je ne vous dirai pas qui il a blessé, mais c’est toi qui as trébuché sur la racine au milieu du sentier.


— Ouille !

— Oh non… C’est pas drôle, ça. Bec et bobo ?


Comment t’expliquer la gravité ? On voudrait tenir en l’air, mais on est lourd et on chute. 


— Ça fait mal !

— C’est la vie, Loup-loup-li-loup: twiste la chevillette et la belle binette cherra!

— Heu, moi je comprends pas ce que ça veut dire !


Pardon de te farcir les oreilles avec mes conneries.

Again.


Ah, si j’arrivais, parfois, à tenir closes les fenêtres de mon esprit!

Mais tu es mon sésame

Un mot de toi suffit pour les ouvrir

Et elles s’ouvrent toujours bien plus grand

Que ne peut le souffrir

L’artillerie des battants!


— Twiste la chevillette et la belle binette cherra. Ça veut dire, dans mon jargon à moi, celui de tante Lolo — mon idiolecte —, que dans la vie, il y a de belles choses. Trop belles, même. À en donner le vertige. Et un rien de tout ça suffit à te divertir la tête, les yeux: t’entrainer dans un pivot si grand… à te faire perdre ton balan — ton équilibre —. Et ça, tu vois, c’est ce qui twiste les petites chevilles. Alors, la binette choit: tu baisses les yeux pour regarder les dégâts. Tu cherches à comprendre c’est quoi cet élancement qui empêche ton élan, bloque ton allant, stoppe ta rampe de lancement. Et c’est presque rien. Une enflure. Une poque. Mais tu n’avances plus. En d’autres mots, tu te retrouves avec la face longue, cher. Bin bin longue. Twiste la chevillette et la belle binette cherra.


Le vent qui souffle

Le vent que j’inspire

M’inspire

Alors j’aurai expiré du vent

Que du vent

Des lignes d’air, encore!


— Heu, as-tu dit idiot?

— Idiolecte?


Je l’aurai perdu au début. Tant mieux!

De toute façon, comment t’expliquer le Paxil ou la sérotonine ? Comment t’expliquer le déséquilibre chimique qui pourrait se passer, hérédité oblige, dans ta tête, un jour, quand tu seras grand ?

Comment t’expliquer la dépression ?

Comment t’expliquer que j’ai peur que tu t’enfarges dans la vie, comme tous les adultes autour de toi, comme moi?


— C’est pas grave. Oublie ça.

— Bin, j’pense que je comprends, mais pourquoi t’as dit idiot?

— …

Mieux vaut fermer ma gueule. Mes explications sont boiteuses et tu boîtes déjà ennéwé.


— Bon, on rentre au chaud ?

— OK Lolo. Et si on jouait au Nintendo?


Les étés du Kébec sont magnifiques, mais ils finissent toujours.


***

Novembre 2019, Hull, Outaouais


Un vortex polaire enveloppe le Sud. Les affreuses citrouilles de l’Halloween moisissent, défigurées. Les passants ont l’air de morts-vivants qui dansent en Kanuk sur les trottoirs. Les arbres sont nus, à part les nids d’écureuil, ces grosses boules de feuilles et de brindilles prises entre les branches rachitiques des feuillus autour desquels on s’affairera bientôt à accrocher des guirlandes de Noël. Et moi, tannée de la grisaille d’un soleil livide, je pénètre dans un petit troquet du Vieux Hull afin de me réchauffer. 

Le roi est nu, nu comme un vers — n’est qu’une émotion vive, fatiguée — mais il commande.


— Que voulez-vous ? 

— Deux vers devins, s’il vous plait !

— Pas de problème ! Attendez-vous quelqu’un ?

— Godot, Godasse pour les intimes !

— Va ! Aimeriez-vous du blanc ou du rouge ?

— Hmm… du rosé ? Du rosé tablette, s’il vous plait !

— Heu ?

— Vraiment !


Je suis complètement crevée, à plat. L’hiver cette année ne fait que se pointer le bout du nez, et franchement: j’veux rien savoir !

Du rosée tablette, c’est une « inside » chez moi. Je m’ennuie de ces rosés auxquels on ne laisse pas le temps de refroidir, ces rosés impatients, ces vins qu’on boit tièdes, trop vite, et qui accompagnent si bien l’ivresse des terrasses printanières. Alors que la morte-saison de novembre a l’air de plus en plus morte et que les choses ne vont certainement pas s’arranger, je me fais penser à un enfant : « Maman, c’est quand, le printemps ? » « Un jour, mais pas tout de suite, mon Loup ». Alors, j’attends. J’attends une émotion autre que ce spleen indéfinissable : un grouillement, un truc qui titille, qui propulse, qui me fasse bouillir les sangs. Ouais, c’est ça que j’attends, bien que maintenant je m’asseye.

Tandis que je prends mes aises sur la banquette, je te vois gesticuler, chère serveuse, auprès de ton gérant. En effet, du rosé tablette, quelle drôle d’idée ! Avant de commencer ton quart, aujourd’hui, tu ne savais pas que c’était moi qui serais la voix de ta fatigue. Tu fais une mine crispée et un sourire poli tandis que nos yeux se croisent, alors que tu couronnes d’un trait de sriracha un sandwich aux avocats. Pardon, j’aurai sauté au-dessus de ton garde-fou.

L’homme est foible, comme l’écrivait Blaise Pascal, et les femmes aussi, like me, qui ont jeté leur foi à vau-l’eau. 

Mais, pardon, chère serveuse, «mon prochain». Tu ne peux pas comprendre que je n’ai pas envie de vin puisque j’en commande.  That’s why I do my Justin : Pardon ! Pardon!

The sunny ways? Les voies ensoleillées ? Esti, on se les gèle ! 

J’ouvre le carnet afin d’écrire, peut-être, deux vers qui vaillent. Shui la seule capable de me les servir de toute façon.

Je commence par ressasser une vieille amorce : « Amie aimée, Ainour… »  Je pense à une amie musicienne. Et puis non… flûte ! Je t’aime, mais je n’ai pas envie de parler avec toi, amie fille. Pas aujourd’hui. Pas les bonnes notes.

Je réécris alors une vieille image qu’un jour E. m’inspira : « Tu me demandes encore un autre pompier et je te fous en feu ! » Mais non, je n’ai pas envie de parler de toi, Ex. Yark ! Pas le bon ton. 

Le passé devrait être une besace pleine pour l’écriture, mais, en ce moment, il est aussi gelé et stérile que moi.

J’écoute la conversation à la table voisine.

Comme il désespère l’homme orange, l’homme McDo qui gazouille des menaces derrière le bureau ovale. En ce moment, il exprime qu’il n’hésitera pas à lancer des missiles nucléaires sur l’Iran ou la Corée du Nord si on lui en donne l’occasion.  

La gueule rougie par la chandelle qui les sépare, mes voisins se perdent en conjectures sur la probabilité d’un hiver nucléaire. 

Fuck !

«… Ils le disent sur les internets, deux-trois bombes atomiques pulvériseraient des millions de tonnes de roches et créeraient un champignon atomique gigantesque, une énorme canopée de poussière opaque recouvrirait la Terre entière, et pouf, ça causerait un hiver nucléaire, et hop, partout au monde les températures chuteraient de 50-70 degrés sous la normale et, au Kébec, on pourrait tous en crever». 

«Fa déjà assez fret comme ça, hein?  Quant à moi, ça va arriver, ce monde est assez fou, c’est juste une question de temps.»

Ouf, c’est lourd!

Le temps est lourd, écrivait Ferdinand Céline, mais le temps, c’est toi, mon loupiot. Et si léger tu es. Si mon carnet est à mi-chemin, le tien est presque vide : quelques vents nord, quelques confiseries, voilà.

Je suis parcourue d’un frisson énorme en pensant à toi, Tristan Pouli-Poulet.

J’inscris ce frisson dans mon carnet, celui que j’avais surnommé — je ne sais par quel augure — «le carnet inquiet».

« Tandis que les brouillards d’automne s’épaissiront,

qu’ils épouseront les contours des êtres

tel le voile d’une frigide mariée ;

alors que s’écoulera la dernière goutte d’espoir ;

dès lors que cette source sera complètement dégoûtée, tarie;

moi, ta petite tare de tante,

je te tendrai une main-offrande,

et tu étendras ta main-quenouille,

puis on se serrera

Juste assez fort

pour continuer de rêver. 

Tandis qu’ensemble nous nous remémorerons les temps sans peines,

le souvenir du vent nord qui nous fit grelotter,

ce souffle, cette force,

sera notre fourneau.

La pensée de cet air chaud nous élèvera,

nous transportera bien haut dans l’atmosphère,

comme le ferait la fontaine du Casino du Lac Lemay

si on y asseyait nos culs dessus

avant qu’ils la démarrent !

Peut-être alors volerions-nous comme le plectrophane ?

Qu’importe.

Ensemble, nous respirerons.

Poumons de comptines,

Poumons de bonnes heures

La violence frigide des temps indéchiffrables.


— Voici vos deux vers devins! 

— Marci bin ! Un pour moi, l’autre pour Godasse !


Ça lui arrache un sourire, à mon prochain (ma serveuse).

Ça aurait pu être pire.

Il existe donc une solidarité chez les fatigués.

Je note.


Cette belle coupe de rosé, devant moi, que je m’apprête à boire par deux fois: j’essaye de la décrypter.

La robe du liquide a-t-elle la couleur d’une vulve ou celle de la confiture de melon?

Les effluves tièdes de la liqueur rappellent-ils la pivoine rancie ou la fraise pourrie?

Je prends une petite gorgée afin d’éprouver la saveur avec mes papilles. Ça goûte une espèce de miel vert. Sucré par devant, acide par derrière. J’enfile la seconde coupe pour me conforter. Hum, ouais, c’est ça. Ça goûte bien le miel vert. Tel un espoir inscrit dans la chair.  Et oui : acide. Un espoir qui a pleuré. 



Et puis, c’est tout.

Mes vers ne sont pas

  devins. Je n’ai pas de lu

    nettes roses.  Les belles 

     années et le beau temps

     sont peut-être derrière.

    Je prends mes clics 

  et mes claques

et 

m’en 

re

tour

ne

  dans le vortex.


LSB, Gatineau et Lac Simon, août 2019, novembre 2019, janvier 2020